Installé à Shanghai depuis plus d’une décennie, Thomas de Bruyne incarne une success story belge en Chine. Cofondateur des concepts de bar de quartier “Café des Stagiaires” en Chine, Thailande et Vietnam, ainsi que de la chaîne de boulangeries artisanales Pain Chaud, il revient pour Forbes Belgique sur son parcours, les défis de l’entrepreneuriat à l’international, les séquelles de la crise sanitaire et ses ambitions de développement en Asie.
Forbes Belgique – Comment êtes-vous arrivé en Chine ?
Thomas de Bruyne – Je suis Belge, et j’ai étudié à l’école hôtelière de Lausanne (EHL). En 2011, dans le cadre de mes études, j’ai eu l’opportunité de faire un stage à Shanghai avec mes deux meilleurs amis, Benjamin Blaise et Max Bonon. Ce stage a marqué le debut de notre aventure commune, et depuis, nous sommes partenaires sur tous nos projets. À Shanghaï, nous avons commencé via ce stage en prenant part à la gestion de deux restaurants français, une expérience qui nous a permis de découvrir un marché inconnu, de nous confronter aux réalités du terrain et d’apprendre énormément. Très vite, Shanghai nous a captivés par son dynamisme – une ville immense-, à l’échelle de laquelle tout semblait possible.
– Qu’est-ce qui vous a attiré à Shanghai ?
– L’énergie. Shanghai, c’est 30 millions d’habitants, une ville en perpétuelle transformation. Nous vivions dans un quartier très international où tout allait vite, presque comme un terrain d’expérimentation permanent. C’était intense, presque le Far West. Tout semblait possible. L’environnement était propice à l’initiative, à l’entrepreneuriat. Chaque jour apportait son lot de défis et d’opportunités.
– Comment vous êtes-vous lancé dans ce nouvel environnement ?
– Lors de notre stage, nous avons réalisé qu’il n’existait aucun véritable bar de quartier pour la communauté expatriée. L’offre se limitait soit à des bars à fléchettes, soit à des bars lounges, mais rien de convivial et accessible, comme en Belgique ou en France. Nous avons donc eu l’idée de créer ce lieu qui nous manquait : un espace simple, convivial, où l’on pourrait se retrouver autour d’une bière et d’un morceau de saucisson, comme à la maison.
– Et pratiquement ?
– Nous avons parlé de notre projet de “café des stagiaires” aux patrons des restaurants pour lesquels nous étions en stage. Ils nous ont suivi. Chacun de nous trois a mis 5000€ pour démarrer. Nous avons trouvé un tout petit espace de 50m2 dans le quartier de l’ancienne concession française, très résidentiel.. On y a mis des tireuses à bières, du pastis, du vin, et on servait des croque-monsieur et des planchettes. L’approche était très artisanale, presque improvisée. Nous n’avions même pas de licence. C’était un peu comme mettre une enseigne au-dessus de la porte de sa maison et servir des bières aux gens qui entraient. Nous étions alors en 2011. Un concept simple, mais au bon endroit au bon moment. L’ouverture a dépassé nos espérances les plus folles. Nous avons eu un monde fou : toutes les nationalités faisaient la queue pour vivre ensemble ce moment d’apéro… à Shanghai. On a fait un retour sur investissement très rapide et ça nous a permis de vite se régulariser, et de se préparer à lancer plus de projets.
– Étiez-vous encore en stage à ce moment-là ?
– Oui, mais nous avons mis notre stage en pause pour développer le projet. Nous sommes rentrés brièvement en Suisse pour notre soutenance de fin d’études, qui portait sur… les bars de quartiers franco-belges en Chine ! Ce qui nous a permis de faire valider notre présence sur le terrain. Dès l’obtention de notre diplôme, nous sommes repartis pour Shanghai et grâce au succès du premier Café nous avons ouvert un deuxième Café des Stagiaires à Jing’an en 2012, puis un troisième en 2013 à People’s Square. Nous avons également reprit des parts dans l’un des deux restaurants de nos anciens patrons pour y lancer un concept “La Pétanque”, mêlant tapas, grillades et jeux de boules.

– Le Café des Stagiaires ne s’est pas seulement imposé comme un bar, mais aussi comme une véritable communauté. Comment le concept de stagiaire a-t-il joué dans cette aventure ?
– Benjamin, Max et moi étions les trois stagiaires à l’origine du projet, mais très vite, Le Café des Stagiaires est devenu bien plus… Nous avons voulu en faire une véritable plateforme d’apprentissage pour les étudiants curieux de découvrir l’Asie, les bases du service et de la relation client, tout en s’amusant. Nos premiers contrats de stage ont été signés à la cantine de l’école, et, au fil des années, plus d’une centaine de stagiaires ont rejoint l’aventure. Chacun d’entre eux a contribué à écrire l’histoire du Café. Ces rencontres ont été l’un des plus grands enrichissements de cette expérience, et aujourd’hui encore, nous restons très liés à nombre d’entre eux. Certains sont même devenus nos partenaires sur de nouveaux projets.
– Vous étiez alors cinq associés ?
– Plus pour longtemps. Nous avons racheté les parts de nos anciens mentors (40%) pour prendre notre indépendance. Benjamin, Max et moi avons créé une société à Hong Kong, ce qui nous permettait, en tant qu’étrangers, d’opérer légalement en Chine et d’étudier de nouveaux projets.
– Aviez-vous anticipé un tel succès ?
– Pas vraiment. Nous voulions servir de la Chouffe, mais à l’âge que nous avions à l’époque (entre 21 et 22 ans), nous avions dû convaincre le directeur de Duvel-Moortgat d’installer ses tireuses chez nous! Finalement, nous sommes devenus le premier débit du groupe Duvel-Moortgat hors de Belgique avec plus de 100 000 litres par an. Michel Moortgat est venu nous rendre visite, et le Café des Stagiaires est officiellement devenu une vitrine pour la marque en Asie. Ce partenariat nous a aidé à nous développer à Bangkok et Hô Chi Minh-Ville, et d’accompagner l’importation de leurs bières sur ces nouveaux marchés. Au total, nous avons ouvert six établissements.
– Et vous avez poursuivi avec d’autres projets…
– Oui. Nous avons rapidement compris l’importance de diversifier nos projets. Benjamin et moi sommes restés en Asie, tandis que Max est retourné en France pour lancer un projet hôtelier à Montpellier : Le Mas de Lafeuillade. Par la suite, nous nous sommes associés avec Tatiana et Maxim Halimi, amis d’EHL, et est né MANDO (MANger DOrmir), notre groupe Horeca. Aujourd’hui, MANDO regroupe 11 établissements et près de 300 employés à travers des projets hôteliers, bars et restaurants entre Paris et le sud de la France. Parmi les derniers projets, la réhabilitation de la prison historique de Béziers en hôtel de 55 chambres (Hôtel La Prison) et l’ouverture d’un hôtel de 75 chambres à Beaune, au cœur de la cité des vins, sous l’enseigne Voco du groupe IHG (InterContinental Hotels Group). L’objectif est de continuer à développer le groupe avec au moins deux nouveaux projets par an, en restant attentifs aux opportunités… et pourquoi pas un jour en dehors de la France.

En restant en Asie, Benjamin et moi avons développé une chaîne de boulangeries artisanales : Pain Chaud. C’est aujourd’hui notre projet le plus abouti. Nous n’avons rien inventé, mais une fois encore, nous étions au bon endroit au bon moment. Après avoir introduit le concept des bars d’apéro à Shanghai, nous avons voulu apporter une boulangerie artisanale de qualité. Pain Chaud a ouvert en 2013, ce qui en fait la première boulangerie “à la française” en Chine présente aujourd’hui sur le marché. Depuis, ce concept a explosé, mais nous gardons, année après année, le titre de Best Bakery parmi les plus de 200 concurrents qui ont ouvert à Shanghai. Aujourd’hui, nous comptons 9 boulangeries, une équipe de 300 personnes, et une nouvelle cuisine centrale conçue pour nous permettre d’étendre notre réseau jusqu’à 50 points de vente. Benjamin et moi sommes partenaires silencieux sur Mando, et Max l’est de la même manière sur nos projets en Asie.
– Comment avez-vous vécu la crise sanitaire en Chine ?
– Quand la crise a commencé, j’étais installé au Vietnam pour ouvrir Le Café des Stagiaires de Saigon. Je n’ai pas pu retourner en Chine pendant plus de trois ans.
Pour Benjamin et tous ceux qui étaient restés sur place, ça a été extrêmement difficile. La gestion gouvernementale de la pandémie en Chine était d’une rigueur exceptionnelle. La plupart des expatriés ont quitté le pays, et tout l’aspect fun, festif, s’est brutalement éteint.
Nous avons pris la décision de vendre Le Café des Stagiaires à Shanghai, ce qui nous a permis d’investir davantage dans nos boulangeries. Même avec les frontières fermées, les boulangeries fonctionnaient très bien : les Chinois raffolent de pain et de viennoiseries. Puis le COVID a fini par frapper durement, et le confinement a été brutal. Heureusement, le gouvernement nous a autorisés à continuer d’opérer pour fournir du pain — considéré comme un produit de première nécessité — à de nombreuses résidences. Cela nous a littéralement permis de sauver les meubles. Nous avons ensuite été fermés pendant plusieurs mois, et l’activité ne s’est toujours pas complètement rétablie depuis. Malgré tout, nous avons continué à avancer, avec prudence. En 2024, pour la première fois, nous n’avons rien inauguré de nouveau : notre priorité était de renforcer nos bases. Face aux défis, nous avons dû manœuvrer et commencer à chercher des financements pour soutenir nos projets. Ce chemin nous a mené à de très belles rencontres. Pierre Marcolini, très implanté en Asie avec ses chocolateries, est venu visiter notre usine. Avec François Schwennicke (ex-Delvaux) et Olivier Coune, ils sont entrés, à titre privé, au capital de Pain Chaud. Leur soutien a été extrêmement précieux et a permis de consolider notre entreprise. Nous préparons aujourd’hui une nouvelle levée de fonds pour accélérer notre développement, avec l’ambition d’atteindre un réseau de 30 magasins. Nous sommes à la recherche d’un groupe solide, prêt à nous accompagner dans cette prochaine étape.

– Le concept de votre première affaire là-bas, le Café des Stagiaires, n’existait pas. N’y avait-il pas une – bonne ou mauvaise – raison à cette absence qui aurait pu vous dissuader de vous lancer ?
– Non. Nous y avons vu, au contraire, une opportunité. On était à peu près sûr que la large communauté d’expatriés nous suivrait. Ce qui a été le cas. Ensuite, après avoir piqué leur curiosité, nous avons beaucoup travaillé pour convaincre et attirer aussi un public local. Cela a débuté par les Chinois qui avaient déjà voyagé en Europe et qui étaient heureux de retrouver ce qui leur avait plu : des bières belges, du vin français, les escargots à l’ail, du jambon pata negra, des camemberts au four. Ceux qui n’avaient pas voyagé y trouvaient un grand exotisme.
– Pourquoi était-ce important de convaincre un public local ?
– Alors, déjà, nous sommes chez eux et nous ne voulions pas nous comporter en colons. En fait, ce n’était pas une option. Les expatriés vont et viennent. Le public local, lui, reste. C’est une base plus stable, y compris pendant l’été, quand les étrangers rentrent au pays. Et si l’on souhaite s’implanter dans d’autres villes chinoises — à moins d’une heure de Shanghai, il y en a quatre de plus de 10 millions d’habitants —, il faut exister dans l’imaginaire chinois, pas seulement auprès des expatriés.

– Le succès du Café des Stagiaires et de Pain Chaud sont-ils les mêmes ?
– Non, pas vraiment. Le succès des Cafés des Stagiaires repose avant tout sur l’atmosphère, l’ambiance unique — et seulement ensuite sur les produits que nous proposons. Au Café, le cœur, c’est l’humain. Et c’est justement ce qui le rend à la fois magique… et parfois plus difficile à stabiliser. L’expérience dépend énormément des personnes, de leur humeur, de leur énergie. Chez Pain Chaud, c’est presque l’inverse. Le focus est mis d’abord sur la qualité du produit. C’est notre socle, notre force, ce qui fait que les gens choisissent Pain Chaud. Ensuite viennent l’emplacement — toujours choisi avec soin —, le cadre, l’atmosphère, le service. Bien sûr, tout cela compte, mais chez nous, c’est le produit qui règne. Et cet argument-là est plus facile à maîtriser que le facteur humain. Il est aussi plus facilement échelonnable, ce qui est essentiel dans une optique de développement.
– En parlant de la qualité des produits, est-il possible de faire de l’aussi bon pain ou des aussi bonnes viennoiseries en Chine qu’en France par exemple ?
– Je vais sûrement me faire gronder, mais j’ai presque envie de dire qu’on fait mieux. Chez nous, la qualité et la constance passent toujours en premier. Nous choisissons les meilleurs ingrédients, dans la mesure du possible — ce qui, dans un secteur comme la boulangerie-pâtisserie, implique souvent de travailler avec certains produits importés : le beurre AOP d’Isigny, notre farine française, le chocolat Valrhona… Mais les ingrédients ne suffisent pas. Vient ensuite le savoir-faire, et là aussi, nous sommes exigeants. Nous travaillons en étroite collaboration avec des chefs, des consultants, des étoilés, des Meilleurs Ouvriers de France.

– Sourcing de produits très qualitatifs, importations coûteuses… vous êtes une chaîne de luxe ?
– Même pas. Ce n’est pas comme ça que je nous définirais. Nous sommes positionnés au-dessus des autres chaînes présentes sur le marché, en termes de qualité — et donc aussi de prix —, mais nous restons dans une catégorie accessible, avec des produits qui font partie des habitudes de consommation quotidienne. Cette consommation de pain est encore relativement nouvelle en Chine, mais elle grandit chaque jour. Ici, les gens ne cherchent pas forcément “le prix le plus bas”, mais plutôt le bon rapport qualité-prix, la vraie “value for money”. Et c’est précisément ce que nous avons réussi à proposer dès notre ouverture. Nous avons su gagner leur confiance, nous distinguer — et c’est ce qui a fait le succès de Pain Chaud.
– Pourquoi Benjamin et vous êtes restés associés avec Max, alors que vous gérez des entités distinctes ?
– Il y plusieurs raisons. La première est affective : Benjamin, Max et moi sommes très soudés. Une vraie amitié nous réunit depuis l’école et nous n’avions pas envie d’éclater notre trio. On nous a appris qu’il ne faut pas faire des affaires avec des amis : je ne suis pas d’accord. Les autres raisons sont plus liées au business : tout d’abord on est différent et complémentaires, chacun plus à l’aise dans des départements plus que d’autres. Et ensuite, et c’est très important dans notre aventure entrepreunariale, cela nous permet de ne pas mettre tous nos œufs dans le même panier. Les compagnies qui marchent fort peuvent alors soutenir celles qui ont besoin d’investissement, jusqu’à ce que cela soit l’inverse. De plus, nous ne voulions pas être sur un unique marché. La Chine est énorme et offre beaucoup de perspectives, mais on ne sait pas comment cela peut évoluer dans le futur. Être en France contribue à notre stabilité. Cela nous permet de maintenir un équilibre. Il n’est pas question, entre nous, de savoir qui a fait mieux, qui a fait moins, mais de voir ensemble comment le groupe, dans sa globalité, peut progresser, et comment chacun évolue et s’épanouit.

– Mando en France, Café des Stagiaires et Pain Chaud en Chine. Fait-on du business en Europe comme en Asie ?
– En France ou en Chine, nous comptons le même nombre d’employés (à peu près 300 de parts et d’autres). En France, nous avons été beaucoup aidés, notamment par la BPI et les aides d’État pendant la pandémie. En Chine, rien de tout cela. Il y a aussi plus d’opportunités dans des marchés encore peu matures. En Europe, les réglementations sont lourdes et lentes, mais les dispositifs d’accompagnement sont nombreux. En Chine, l’accès aux aides est plus complexe, surtout pour les étrangers, mais le terrain reste vierge dans de nombreux secteurs…
– Comment vit-on, en Chine, le rapprochement des États-Unis avec la Russie ?
– C’est difficile à commenter. Certains voient dans l’accession de Trump une opportunité pour la Chine de nouer de nouvelles alliances. D’autres craignent des retombées négatives. Pour l’instant, nous ne ressentons pas d’effet direct. Nous nous concentrons sur la relance économique. Nous faisons preuve de prudence et d’agilité, tout en espérant retrouver le niveau d’activité d’avant pandémie. L’incertitude géopolitique fait partie de notre quotidien d’entrepreneur à l’international.