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San Degeimbre : « À Bruxelles, l’avenir est aux concepts éphémères »

San Degeimbre, c’est bien sûr L’air du temps**, son restaurant doublement étoilé niché à Liernu, mais pas que. Depuis plus de dix ans, il sème ses talents aux quatre coins de Bruxelles. Entre la fermeture de San Sablon, la fin de Vertige, l’ouverture de Correspondance et un pop-up sous le sceau de L’air du temps, San rappelle ce que c’est que d’être un vrai chef… d’entreprise.

Comment est née l’idée de développer un réseau d’adresses en parallèle de L’air du temps ?

San Degeimbre : L’idée a germé il y a une dizaine d’années. À l’époque, je vivais à Bruxelles et je me disais qu’il serait intéressant de créer une petite adresse, un complément à L’air du temps. Je voulais m’éloigner du format gastronomique pour explorer une cuisine différente, plus accessible, façon bistrot. L’opportunité s’est présentée lorsqu’une cliente m’a proposé de lui louer son espace rue de Flandre.

Ma première ambition était d’offrir des perspectives à des talents issus de L’air du temps, comme Toshiro Fujii, Kevin Perlot ou Valerio Borriero. Lorsqu’ils arrivaient à un moment de leur parcours où ils aspiraient à autre chose, ces adresses leur permettaient de diriger leur propre établissement, construit autour de leur personnalité et de leur vision culinaire.

San Degeimbre et son second, Kevin Perlot, ex-Vertige. ©D.R.

Vous n’êtes pas seul dans ces projets. Qui vous accompagne ?

À l’origine, je voulais autofinancer ma première adresse bruxelloise avec l’aide de quelques amis. Puis un jour, le présentateur télé Arthur est venu dîner à L’air du temps. Il avait entendu parler de mon projet et voulait en être. Il est devenu actionnaire, pendant que je continuais à manager le resto au jour le jour.

San Bruxelles a d’abord pris ses quartiers rue de Flandre. Mais Arthur avait l’ambition de multiplier les adresses. Nous avons rapidement ouvert San Sablon et San Gand, puis Rizom à Mons et Toshiro à Saint-Gilles. Ces cinq établissements ont bien fonctionné un temps, mais l’aventure a évolué : San Gand a fermé, faute de trouver un chef, Rizom a été cédé à l’un de mes anciens chefs, et Toshiro est devenu Anju. Aujourd’hui, je partage l’actionnariat avec Grégory Marlier et Marco Ferracuti (Bia Mara, Woodpecker), deux figures importantes de l’Horeca bruxellois, ainsi qu’avec Lionel Majorovic, l’un des fondateurs de Culinaria.

Chacun a son rôle. Eux se chargent de l’aspect financier et administratif. Moi, je gère la cuisine et l’image de marque, puisque ce sont essentiellement des anciens de L’air du temps que l’on retrouve en cuisine. À la tête de tout ça, j’ai une cellule de management menée par l’un de mes anciens chefs, Louis de Brouwer, qui gère tout l’aspect relationnel et opérationnel avec l’équipe. Quant à L’air du temps, dont je partage les parts à 50/50 avec mon ancienne épouse, il s’agit toujours d’une entreprise complètement indépendante, et ce n’est pas près de changer.

Le restaurant L’air du temps** à Liernu. ©D.R.

Comment trouver une stabilité dans le contexte actuel ?

Quand on ouvre une adresse, on ne pense jamais à devoir la fermer. Mais le Covid a soudain précipité ces fermetures. Nos adresses fonctionnent sous une seule entité juridique, ce qui signifie que leur équilibre est essentiel pour maintenir l’ensemble debout.

Si on prend San Gand : nous sommes restés deux ans à assumer des crédits et des loyers sans activité avant de trouver un repreneur, ce qui a fragilisé la santé financière de la société. À l’inverse, la cession de Rizom nous a permis de renflouer les caisses. Quant à Toshiro, il est resté à l’arrêt pendant un an avant que nous ne rachetions le fonds de commerce pour lancer Anju. Ce sont ces achats et ces ventes qui contrebalancent les gains et les pertes. C’est un jeu d’équilibriste.

La fermeture de Vertige illustre bien cette dynamique. Lorsque le chef a quitté l’établissement, San Sablon s’est retrouvé à devoir porter le poids financier à lui seul, mais il n’était plus rentable. Je ne perdais pas d’argent, mais je n’en gagnais pas non plus. En plus de cela, le chef est tombé malade pour une longue durée, nous avons dû nous retourner en deux minutes. L’air du temps fonctionne très bien, c’est là que nous avons eu l’idée de l’installer au San Sablon en version pop-up jusqu’à la fin du mois de décembre.

Il faut une réactivité à toute épreuve…

C’est ce que je fais déjà au quotidien dans ma cuisine, je réagis en fonction des aléas de la météo, du cycle des saisons, de la durée des récoltes… C’est pareil avec une entreprise. Il y a toujours cette part d’adrénaline et d’inconnu, et c’est ce qui fait vibrer aussi. Mais aucun investissement n’est irraisonnable, on minimise toujours les risques au maximum. Il faut aussi savoir se réadapter. Avant, l’identité de chaque restaurant était intimement liée à la personne en cuisine. Avec la succession de chefs, je trouve qu’on perdait le fil. Aujourd’hui, je veux retrouver l’identité de L’air du temps. C’est-à-dire une cuisine ancrée dans le respect des saisons, du locavorisme, avec une identité marquée pour le voyage et l’exploration, et toujours cette maîtrise et cette technicité de gastro.

Les gens sont-ils toujours prêts à dépenser pour aller au restaurant ?

Il y a le contexte économique que l’on ne peut pas ignorer. Mais je pense que les gens seront toujours prêts à payer l’addition tant qu’il y aura une bonne raison de le faire. Pour notre pop-up L’air du temps, nous avons reçu 500 réservations en seulement 24h alors qu’on parle d’un couvert à 260€. Les clients savent qu’ils goûteront à de très beaux produits de saison, avec de la qualité, de la technicité et surtout qu’ils vivront une expérience. On peut sortir ravi après avoir dépensé 400 €, et regretter amèrement un repas à 20 €

Le nouveau menu du restaurant Correspondance, qui a ouvert au début du mois de novembre. ©Whoops Agency

L’air du temps existe depuis 27 ans, et nous n’avons jamais été plus constants que ces quatre dernières années. Nous sommes sur une moyenne de prix assez haute, et pourtant nous sommes tout le temps complets. Les deux étoiles jouent un rôle, mais je pense que nous sommes aussi totalement connectés aux valeurs et enjeux de l’époque, sans être moralisateurs avec les clients pour autant.

Pourquoi Bruxelles ?

Bruxelles est un véritable carrefour de cultures, grâce aux institutions européennes notamment. Cette diversité se reflète dans les modes de vie et les attentes des habitants, ce qui ouvre la porte à une multitude de concepts. Ici, on peut presque être sûr de trouver son public, quelle que soit l’idée que l’on lance, tant la demande est variée.

À Liernu, c’est une autre dynamique. Si les clients font le déplacement, c’est parce que L’air du temps est devenu une destination en soi. Nous avons ouvert BISTRO juste à côté, un restaurant avec une cuisine bistrotière plus accessible, mais avec le même sourcing. Après un an d’activité, je m’interroge sur la pertinence d’ouvrir un tel projet en campagne. Je pense que l’on serait finalement plus susceptible de trouver notre public dans la capitale.

Quel sera le futur de la restauration selon toi ?

On vient de lancer Correspondance, une brasserie dans la Gare Maritime. Le concept repose sur des produits du terroir belge revisités avec des influences internationales. C’est un projet un peu titanesque, avec 80 à 90 couverts, des hauteurs sous plafond énormes… C’est un pari, mais nous sommes quatre associés. Je me suis lancé dans l’aventure car le projet m’excitait sur le plan culinaire.

Cependant, j’ai le sentiment qu’à Bruxelles et dans les grandes villes, l’époque des restaurants pensés pour durer des décennies touche à sa fin. Les clients se lassent vite. L’avenir semble appartenir aux concepts éphémères : des adresses où l’on investit moins lourdement, mais qui changent de thème, de décoration, voire d’identité tous les quatre ou cinq ans.

Un jour, j’aimerais ouvrir un restaurant pensé comme une pièce de théâtre, avec un décor en constante évolution, une mise en scène qui surprendrait à chaque visite. Mais, pour l’instant, personne n’a encore osé me suivre dans ce délire (rires). Aujourd’hui, à Bruxelles, on mange déjà très bien. Pour se démarquer, il faut proposer une véritable expérience. Les faillites des restaurants de Jamie Oliver sont une leçon : ce n’est plus l’heure de multiplier les adresses, mais de les diversifier, en leur donnant à chacune une identité forte, quitte à les penser plus éphémères…

Le chef San Degeimbre.
Le chef San Degeimbre. ©Pieter D’Hoop

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