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«Nous sommes les dernières îles démocratiques»

Après plusieurs années de galère sur le plan physique, Marnix Galle, le président exécutif de l’entreprise belge de promotion immobilière Immobel, sort de son mutisme pour accorder à Forbes un long entretien à bâtons rompus. 

Depuis 2019, on compte sur les doigts d’une main les sorties de Marnix Galle dans les médias. Et surtout les échanges de fond dépassant l’analyse succincte des résultats financiers de l’entreprise dont il est le patron incontesté. Raison de plus pour faire le point aujourd’hui sur les priorités futures, entrepreneuriales comme personnelles, de l’homme qui détient à lui seul 59% des actions de l’empire immobilier coté en bourse qu’il dirige via la société anonyme A3 Capital. Les capitaux propres de cette dernière avoisinaient 345 millions d’euros fin 2022, sans aucune dette au bilan et avec près de 18 millions d’euros de bénéfices sur base annuelle (+9%).

Il y a 5 ans déjà, vous aviez dit mot pour mot, lors d’une précédente interview accordée alors dans les jardins du Stuyvenberg fraîchement rénové par vos soins: « Avec notre CEO, Alexander Hodac, on est la tête dans le guidon depuis trois ans ». Cela a changé depuis lors?

Jusqu’il y a peu, c’était même pire encore… On a démarré en France, où nous étions novices. Puis on a lancé notre plan stratégique de décentralisation par pays et par unité. On a ensuite initié à Londres notre projet de gestion de fonds pour des tiers, Immobel Capital Partners,… que nous avons abandonné depuis. C’était des travaux d’Hercule. On s’est focalisé sur la restructuration du groupe et sur la finance et moins sur le versant industriel de notre métier en confiant les clés du marché belge à mon nouveau bras droit et complice, Adel Yahia, qui y a fait un travail remarquable.

Certains ont pointé un important turn-over au sein de l’entreprise depuis la fusion en 2016 entre Allfin et Immobel. Un commentaire?

Qu’il ne faut jamais sous-estimer les effets centrifuges d’une fusion. Aujourd’hui, on compte sur les doigts d’une main les personnes qui travaillaient déjà sous la coupole Immobel ou Allfin avant la fusion. Ce mariage a été très difficile, notamment en matière d’up-scaling. Il faut pouvoir apprendre de ses erreurs, mais ce n’est pas toujours évident. Avant la pandémie, c’était déjà dur mais top. Maintenant, c’est horrible, n’ayons pas peur des mots. Nous n’avons pas suffisamment pris en compte que certains marchés – comme Paris ou les pays de l’Est, par exemple – sont cycliques. Les personnes que nous avions mises en place, notamment en France et en Grande-Bretagne, pour piloter nos filiales avaient le bon profil en tant que managers, mais pas pour gérer une entreprise à part entière sans l’encadrement d’un grand groupe structuré derrière. Résultat, en France, on a finalement dû réduire la voilure et remercier 27 personnes.

En Allemagne également, vous avez dû revoir votre copie?

Oui, mais nous n’y avons que deux projets. Là aussi, nous rapatrions le centre de décision vers la Belgique en laissant d’excellents talents sur place. Nos équipes ont appris que tant les cycles hauts que bas sont dangereux. Je vous rassure néanmoins: on apprend de ses erreurs et on traversera la tempête correctement. Et si nous n’avions pas fermé en Grande-Bretagne totalement et réduit sévèrement la taille de notre filiale française, cela nous aurait coûté au bas mot 20 millions d’euros de plus sur notre P&L (compte de résultat) en 2023.

Marnix Galle, le président exécutif de l’entreprise belge de promotion immobilière Immobel
©Marnix Galle

A l’avenir, en ayant appris de vos erreurs, quels sont les paramètres qui vont dorénavant changer dans vos prises de décision stratégiques?

Ces dernières années, nous sommes trop restés dans notre bulle et avons trop peu été à l’écoute des opinions de tierces parties en contact avec le terrain. Le bottom-up doit jouer davantage: ce n’est pas parce qu’on a négocié un accord avec une autorité politique régionale ou nationale que le projet passe la rampe. C’est fini ça. Avec les tribunaux – et surtout le Conseil d’Etat, dont le rôle de régulateur n’a cessé de croître -, tout a changé: le moindre petit détail peut réduire à quasi rien le travail mené durant plusieurs années. On ne peut au final que constater l’impuissance structurelle des outils démocratiques mis en place pour prendre, avec une assise juridique suffisante, les décisions politiques jugées pertinentes et cohérentes. Cela a un côté pervers et perfide, anti-démocratique et populiste, car cela scelle la caducité du système mis légalement en place depuis des décennies par les représentants élus. En flamand, on dit « te veel recht is onrecht ».

« On l’aura tous dans la figure si on ne réagit pas très vite: demain, il sera trop tard. »

« Trop de droit tue le droit » : vous osez le dire haut et fort?

On n’a plus trop le choix car on est à un tournant. Les dix prochaines années seront décisives politiquement: soit les partis centristes se resserrent les coudes et montrent leur capacité à gérer notre futur dans le cadre réglementaire et juridique actuel, avec tous ses défauts et imperfections, soit ce sera le chaos et la porte ouverte aux extrémistes, avec l’anarchie qui va de pair. Je ne jette la pierre à personne, mais on l’aura tous dans la figure si on ne réagit pas très vite: demain, il sera trop tard. Les associations bruxelloises non gouvernementales les plus opposées aux projets immobiliers se vantaient récemment dans les journaux de remporter 95% de leurs recours auprès du Conseil d’Etat. Ce n’est pas sain et cela prouve que le système est caduc: même les plus grands avocats au monde ne pourraient pas changer la donne tellement les justificatifs administratifs demandés dans chaque dossier déposé sont complexes et pointilleux; la moindre faille est source de suspension et donc de report et de coûts non contrôlés, au détriment final de tout le monde.

Dans le dossier emblématique des Tours Proximus, vous avez momentanément tiré la prise. Quelle est votre position aujourd’hui, vu la conjoncture? Stop ou encore?

Nous n’avons pas tiré la prise et nous n’avons jamais arrêté l’étude du dossier: les équipes travaillent d’arrache-pied pour rester sur la balle. Ces dernières semaines ont d’ailleurs amené de bonnes nouvelles. Notre accord avec Proximus prévoit une sortie possible au troisième trimestre de cette année. Mais il y a beaucoup de choses en jeu – et pas seulement l’argent – qui nous incitent à tout faire pour mener à bien ce projet emblématique.

Pas facile, vu cette conjoncture, d’imaginer Immobel dans dix ans…

Nos avenirs seront forcément liés. Et à ce propos, je pense que, pour la capitale par exemple, la décision portée par Ans Persoons, l’actuelle secrétaire d’Etat régionale à l’Urbanisme, d’exiger 25% de logements sociaux dans tous les futurs projets résidentiels peut être une bonne décision structurelle même si elle fait bondir nombre de professionnels du secteur. Une norme similaire est d’ailleurs déjà effective à Paris depuis des années.

Là, vous parlez politique et non stratégie d’entreprise à moyen terme…

Un grand groupe immobilier doit pouvoir anticiper les grandes évolutions sociétales de concert avec celles et ceux qui gèrent les régions et les pays où il est actif. Mais nous travaillons trop souvent dans la longueur et certaines de nos acquisitions foncières d’hier se prêtent mal géographiquement et financièrement à intégrer un quart de logement social, par exemple. Je pense que les décideurs politiques -notamment chez Vooruit- ont compris qu’il nous faut une période transitoire pour nettoyer notre stock passé acquis à un prix qui ne peut être amorti par les nouvelles exigences. D’ailleurs, pas une banque ne financerait une aventure pareille, même si elle a du sens socialement, vu le coût d’acquisition de nos fonciers historiques. En contrepartie, il faut accélérer le mouvement et arrêter de chipoter avec l’octroi des permis: il faut plus d’efficacité à tous les étages.

Revenons à Immobel dans dix ans…

Nous avons entamé la rédaction de notre Business Plan Immobel 3.0, initié il y a déjà 5 mois et qui sera bouclé pour Noël prochain. C’est un travail énorme qui couvre tous les paramètres de l’entreprise, notamment financiers (dette, capital) mais pas seulement. Nous devrons aussi préciser quel type et quel niveau de risque nous souhaitons ou pas, si nous optons pour garder en portefeuille des actifs immobiliers garantissant des rendements récurrents à long terme et dans quels segments, etc. Tout est encore ouvert pour l’instant.

La non-récurrence de revenus est ressentie par vos lieutenants comme un danger croissant au sein du groupe?

La non-récurrence de revenus fait partie du business model de notre métier. Nous essayons d’y trouver des alternatives depuis 2017; d’où notre expansion sur le segment résidentiel « utilitaire » dans le Grand Paris et notre intérêt pour la gestion de fonds immobiliers. L’illisibilité du marché et l’écroulement de la sécurité juridique en matière de permis d’urbanisme confirment la nécessité de s’adapter. On a pour l’instant 16 millions d’euros de revenus annuels; mais en contrepartie, on comptabilise 32 millions de coûts. Nous devrons faire des arbitrages financiers, géographiques et fonctionnels pour tracer la prochaine décennie en tenant compte de la crise actuelle, qui est sans doute la plus dure à traverser depuis un demi-siècle. Il y a pour l’instant un dysfonctionnement total des marchés et il faut, dans cette ambiance délétère, parvenir à éliminer nos stocks sans pertes. C’est notre CFO, Karel Breda, secondé par mon fils Alfred, qui va coordonner tout ce travail qui fondera notre nouvel ADN malgré les turbulences périphériques qui compliquent la donne. Je suis par exemple convaincu que nous valons bien davantage que la moitié de notre capital pour l’instant, contrairement à ce que mentionnent les sites spécialisés. La capitalisation boursière d’Immobel avoisine pour l’instant le demi-milliard et nous ne sommes au même moment valorisés qu’à hauteur de 241 millions d’euros. Ce n’est pas normal.

Marnix Galle devant un bâtiment en construction
©Marnix Galle

Dans le même esprit, la succession se prépare calmement? En famille?

Mes deux fils, Arthur et Alfred, s’y préparent au mieux. Mais j’insiste: ils n’ont pas de golden share. Je ne me mêle pas des sélections et ils passent toutes les étapes comme tout le monde. Arthur est déjà actif dans les murs.
Il suit notamment de près le chantier Oxy (ex-Centre Monnaie) qui vient de pleinement débuter ici juste en face (voir photo). Je pense qu’il est à sa place et s’y sent bien. Alfred, lui, a d’abord fait des études de droit à la KU Leuven, puis il a entamé un tour des entreprises du secteur ici et ailleurs dans le monde (Deloitte, Hines). Ensuite, il est revenu chez Immobel deux ans avant d’entamer un MBA à la London Business School tout en faisant partie du LBS Real Estate Club. En avril prochain, il sera à nouveau à bord, au poste de co-directeur pour la Belgique du département Développement de projets aux côtés d’Olivier Thiel qui, lui, va évoluer à un niveau plus international. Je pense que depuis 2016 et la fusion consommée entre Immobel et Allfin, on n’a jamais eu une équipe aussi soudée!

« Nous avons enfanté d’un modèle de société où tout le monde reçoit. Et les devoirs sont oubliés. »

Au lendemain des élections de mai 2019, vous pointiez les dangers du clivage social qui se creusait dangereusement entre plus riches et moins aisés partout en Europe. Les choses ont-elles changé?

Les choses n’ont fait qu’empirer. Les extrêmes prennent de plus en plus de force: 20 à 25% dans chaque région. Et si on ajoute encore les segments militants ancrés dans les partis conventionnels, on arrive à un gros tiers de la population belge qui plébiscite aujourd’hui des idées peu constructives. Je crois qu’il y a malheureusement dans nos sociétés occidentales un sentiment que tout nous est dû, qu’on soit d’ailleurs riche ou pauvre. C’est ce qu’on appelle ‘Sense of Entitlement’ en anglais.
Nous avons enfanté d’un modèle de société où tout le monde reçoit. Et les devoirs sont oubliés. Le sens de la communauté s’est réduit à la cellule familiale, à l’environnement immédiat et à une communauté virtuelle. Je pense que c’est particulièrement pernicieux car, isolés, les gens sont plus malléables et écoutent davantage les discours extrêmes et tranchés.

Ce que vous dites est particulièrement pessimiste et semble irrémédiable…

Rien n’est irrémédiable hors la destruction de notre espèce. L’instabilité sociale et politique existe depuis bien avant la civilisation grecque. N’oublions pas que nous sommes les dernières îles démocratiques au monde. Il y a 10-15 ans à peine, on espérait encore que cette vague démocratique se répandrait sur les autres continents, en Afrique du Nord ou en Amérique du Sud. Mais rien ne s’est vraiment concrétisé, que du contraire. La Chine et la Russie prennent de plus en plus la tête des régimes moins démocratiques et ont réussi à former un énorme bloc non aligné au nôtre. L’ouest est à leurs yeux le mauvais perdant, woke et grand moralisateur.  Il ne s’agit pas de faire le constat, d’avoir raison, mais de voir comment inverser cette donne sans que cela pète.

Quelles sont les décisions les plus urgentes que vous jugez incontournables, vu cette donne?

L’Europe doit se réarmer sans plus attendre. Et significativement, en augmentant les budgets nationaux, actuellement ridicules, alloués à la Défense pour que la dissuasion soit à nouveau efficace. Et cela va forcément se faire au détriment d’autres dépenses. Donc, cela risque de faire grincer des dents…

On a bien trouvé récemment une nouvelle ligne budgétaire de 50 milliards d’euros pour soutenir l’effort de guerre de l’Ukraine…

Heureusement. Je suis persuadé d’ailleurs que la Présidente actuelle de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, restera dans l’Histoire avec un grand H. C’est une dame exceptionnelle.

D’autres personnalités politiques plus proches trouvent encore grâce à vos yeux?

J’ai le plus grand respect pour Alexander De Croo. C’est un homme qui associe bonnes valeurs et intelligence politique dans un contexte particulièrement difficile. Je retiens également dans mon top trois des personnalités politiques brillantes Didier Reynders, qui compte sur l’échiquier européen. En retournant dans le passé, on peut dire ce qu’on veut du CVP – maintenant CD&V et ombre de lui-même -, mais il avait un personnel jamais égalé depuis. Et pour vous prouver qu’il y a du bon dans tous les partis démocratiques, je pense qu’Elio Di Rupo a été un grand Premier ministre de l’Après-Guerre.

Quelle est la cause de ce repli sur soi, de cet égoïsme généralisé que vous évoquiez? La peur? La facilité?

Toute organisation sociétale en arrive à des sentiments de ras-le-bol qui la déstabilise. Les avancées technologiques, les affirmations de soi et pseudo-débats égocentriques sur les réseaux sociaux y sont, je crois, pour beaucoup. Aujourd’hui, on peut vivre en vase clos avec son téléphone et se donner l’impression d’exister. Ce monde parallèle et artificiel n’est qu’une illusion de la réalité, une petite mort. Je répète régulièrement à mes employés de passer du temps hors de chez eux. Même le bureau est un lieu protégé où on perd le sens de la réalité et ses capacités d’autocritique.

C’est pour cela que vous vous forcez à venir à vélo au bureau en plein hiver alors que vous avez encore le pied dans une attelle?

Probablement. J’ai renoncé à mon chauffeur en 2019. Et avec l’âge, je me force de plus en plus à être en accord avec ce à quoi je crois. J’approche la soixantaine. Depuis cinq ans, j’ai enchaîné les problèmes de santé: maladie, mal de dos, accident de Polaris (buggy SSV). Entre septembre 2022 et septembre 2023, j’ai été professionnellement moins présent. Nous avons récemment fait un trekking de dix jours au Bhoutan avec Michèle (Sioen), mon épouse, voyage qui m’a remis à neuf. C’est une vraie renaissance, je me sens tellement mieux, avec autant d’énergie qu’il y a dix ans. Mais pour garder équilibre et tonus, je dois juste me résoudre à vivre à 80%. C’est très facile, en fait: je travaille six heures le matin; je fais une sieste, qui recharge mes accus. Et vers 15h15, je redémarre. Je fais tous les jours une heure de sport. Les soirées d’affaires et sociétales sont revenues au grand galop. Je dois faire attention…

Ces problèmes de santé à répétition ont-ils eu un effet sur l’entrepreneur et l’homme que vous êtes aujourd’hui?

Oui. Je pense que tous ces accidents et l’âge m’ont apporté un sens de la relativité et une certaine… gentillesse. Elle était toujours là, mais plus cachée en moi. Avec l’âge et l’expérience, je crois que ce côté plus assertif en affaires s’est beaucoup atténué, avec un effet tangible sur mes équipes, qui sont plus apaisées.

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