Mehmet Sandurac est un homme discret. De ceux qui préfèrent les photos de dos, et le moins de prises de parole possible. Une sorte de François Simon à la sauce business. Là où l’ancien patron de Filigranes adorait occuper la scène, multiplier les interventions et polémiquer, Sandurac agit en silence, toujours en retrait. Et pourtant, c’est bien lui qui vient de reprendre la librairie la plus emblématique de Belgique, placée en procédure de réorganisation judiciaire fin 2023, après 25 ans d’activité avenue des Arts.
Une nouvelle ère s’ouvre au boulevard de Waterloo
Le 23 avril, après plusieurs mois de travaux d’envergure, Filigranes rouvre ses portes dans un tout nouveau décor : quatre étages nichés au sein de Mayfair, le department store de 3 500 m² installé au 25 boulevard de Waterloo. Un chantier titanesque mené tambour battant par les équipes de Filigranes et de Mayfair pour reloger quelque 150 000 ouvrages.
Bonne nouvelle : la surface reste équivalente à celle de l’ancien site, les rayons emblématiques sont conservés et les libraires aussi. La grande nouveauté, c’est cette cohabitation inédite avec les autres univers de Mayfair : mode, déco, gadgets… Un mix inattendu, mais audacieux, qui pourrait bien redonner un nouveau souffle au lieu.

La reprise d’un symbole
On aurait pu s’attendre à un rachat classique, stratégique, une manœuvre d’opportunité dans un contexte économique tendu. Ce n’est pas exactement ce qui s’est passé. « On voulait que Filigranes continue à exister. Ce n’est pas une librairie comme les autres. C’est un pôle culturel qui appartient aux Bruxellois, aux Belges. Elle ne pouvait pas juste disparaître », défend le fondateur de Mayfair.
Même s’il faut bien admettre que le timing était parfait. Mayfair disposait d’un espace libre, d’une énergie débordante et surtout de l’envie de longue date d’ouvrir un vrai rayon littéraire. Résultat : la greffe prend sans douleur. Les meubles historiques déménagent, l’équipe reste en place, et l’ADN du lieu est soigneusement préservé. « Il fallait garder l’âme du lieu », insiste Joevin Ortjens, directeur chez Mayfair. « On n’a rien sacrifié. Ni les livres, ni l’expertise, ni l’esprit. On leur offre juste un cadre encore plus fou. »
D’une librairie à un department store culturel
Le nouveau Filigranes ne se contente pas de déménager. Il se réinvente dans un écrin plus moderne, pensé comme une expérience complète. « On intègre la librairie dans un parcours plus vaste. On peut acheter un livre, flâner, revenir… L’idée, c’est d’allonger l’expérience. On reprend ce qui faisait déjà le succès de Filigranes, mais on le pousse encore plus loin », explique Sandurac. D’ailleurs, l’expérience client a été retravaillée de A à Z : nouveaux investissements dans le mobilier, signalétique flambant neuve, écrans tactiles pour mieux naviguer dans cet espace géant. Un restaurant Daily Dose avec du café torréfié à Bruxelles et des bons plats maison sera aussi au programme avec, à terme, une terrasse-rooftop avec vue sur les toits de la capitale.

Pas de folie des grandeurs pour autant : « Contrairement à beaucoup de grandes chaînes, chez nous, ce sont encore les libraires qui choisissent les livres », souligne Gregory Hankar, manager de la librairie. « C’est ce lien direct entre ceux qui achètent et ceux qui conseillent qui fait la force de Filigrane. Et ça, on veut absolument le préserver. » Une autonomie d’autant plus précieuse qu’on sait qu’un très grand nombre de librairies centralisent aujourd’hui leurs achats, au détriment de la relation avec le lecteur.
Un management aux antipodes de l’ère Filipson
La méthode Sandurac tranche avec celle de l’ère Filipson, entachée par des accusations de harcèlement. « On fonctionne à l’ancienne, en mode entreprise familiale. On écoute, on valorise les qualités de chacun, on ne cherche pas à plaquer un modèle unique. L’objectif, c’est que chaque collaborateur se sente à sa place », décrit l’entrepreneur. Une approche plus horizontale, nourrie par la confiance, et qui semble déjà porter ses fruits. « Il n’y a pas eu une minute de retard dans le déménagement. Les équipes sont ultra motivées », assure Joevin Ortjens.

La communication interne a été entièrement revue, et les libraires associés aux décisions stratégiques, comme le choix des auteurs invités. « On veut des rencontres qui reflètent toute la diversité de la société », complète Hankar. Objectif : 6 à 8 auteurs par mois, entre débats, dédicaces et découvertes. François Bégaudeau, Fabrice Arfi, Swann Périssé, Léon Salin ou Michel Barnier figurent déjà parmi les premiers noms annoncés en avril et mai.
Chiffres et ambitions
Mais encore faut-il que les résultats suivent. Pour l’instant, Mayfair affiche une progression mensuelle de son chiffre d’affaires de 30 à 40 %, une belle perf dans le paysage du retail belge. Pour reprendre Filigranes, l’homme d’affaires a mis sur la table 305 000 euros, avec un plan d’investissement de 1,5 million d’euros supplémentaires. L’objectif ? Atteindre les 15 millions d’euros de chiffre d’affaires dès 2025, 20 millions à l’horizon 2026.
« Le marché du livre, en Belgique, ne faiblit pas. Ce qui est difficile, c’est la marge. On y arrive en diversifiant : papeterie, accessoires, gadgets… », explique Joevin Ortjens. Première étape : stopper les pertes. « Filigranes était dans le rouge depuis plusieurs années. Mais en quatre mois, on a déjà stabilisé les comptes. » Le déménagement a aussi permis de faire le ménage dans les outils et process hérités du passé : IT, contrats fournisseurs, livraison… Tout a été rationalisé. « C’est un reset complet. »
Réenchanter la librairie physique
En creux, c’est une vision forte qui se dessine. Celle d’un retour du physique dans un monde qui ne jure plus que par le digital. « On pense que le secteur est condamné, mais c’est faux. Le livre va bien. C’est le reste qu’il faut réinventer. Et ça, on est en train de le faire. » Une vision hybride, entre tradition et modernité, qui semble bien incarner cette nouvelle ère de Filigranes. « Chez Filigranes, au mois de janvier – qui n’est pas le plus gros mois de l’année – nous avons eu 45 000 visiteurs. Il y a donc une frange importante de la population bruxelloise qui est à la recherche de ce type de lieu », affirme Grégory Hankar.
