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La truffe : à la recherche de l’or noir

et
Eva Kestemont

En cuisine, la truffe est l’un des ingrédients les plus prestigieux, mais ce statut privilégié soulève aussi de nombreuses questions. Connaissons-nous son véritable goût, ou seulement celui des imitations ? Et qu’en font les bandes organisées ? Forbes est parti débusquer les réponses à ces questions au cœur de l’Europe.

Un vendredi matin brumeux dans la campagne espagnole. À l’endroit convenu, une voiture attend, moteur allumé. On nous enjoint de ne pas descendre, mais de suivre la voiture. Celle-ci nous mène pendant une demi-heure, toujours plus profondément dans les montagnes, chaque virage rendant la route plus cahoteuse.

Ainsi pourrait débuter un film d’espionnage, mais c’est une journée ordinaire pour Josep Jouè. Ce cultivateur de 65 ans, originaire de Lleida, nous attend avec un large sourire devant son hangar. Josep Jouè a toutes les raisons de garder secret l’emplacement de ses terres. En effet, c’est ici que pousse l’or noir : la truffe.

10 ans de patience

Traditionnellement, qui dit truffe dit France ou Italie. Pourtant, aujourd’hui, la majorité des truffes noires proviennent d’Espagne. En 2022, ce pays en aurait produit pas moins de 120 tonnes, bien plus que la France (40 tonnes) et l’Italie (30 tonnes). C’est en partie grâce à Josep Jouè, qui a quitté sa carrière dans l’industrie textile il y a plusieurs années pour tout recommencer sur un terrain rocailleux de six hectares. Là, il déboise la forêt à intervalles réguliers, extrait les pierres du sol, installe des systèmes d’irrigation et utilise des engrais favorables à la truffe. Ensuite, il plante de nouveaux arbres et saupoudre leurs racines de spores (les « graines ») de truffes. Il ne reste plus qu’à attendre. Longtemps : il faut dix ans avant de pouvoir récolter ses premières truffes.

« Personne ne comprend vraiment comment pousse une truffe »

Même en suivant cette méthode, le trufficulteur ne récoltera pas forcément les fruits de son travail. « Personne ne comprend vraiment comment pousse une truffe », explique Jordi Serentill, CEO du distributeur espagnol Laumont. « Parfois, un petit coin d’une plantation produit des kilos de truffes, tandis que le reste du champ ne donne rien. » Josep Jouè ne se départ pas pour autant de son sourire. « Certaines personnes dépensent tout leur argent en adhérant à un club de golf. Moi, je cultive des truffes. »

Nous montons dans un 4×4 et nous enfonçons par des chemins encore plus étroits dans le paysage accidenté. Une fois à l’arrêt, Josep Jouè ouvre la porte qui enclot soigneusement une plantation – « les sangliers et les cerfs aiment aussi les truffes » – et deux chiens s’élancent hors de son coffre. Pendant des années, les chercheurs de truffes ont utilisé le nez fin des cochons pour trouver cette délicatesse. Non sans désagréments, car les cochons raffolent aussi des truffes. Les chiens les trouvent avec autant de zèle, mais se contentent d’une caresse ou d’un biscuit. De plus, ils sont plus faciles à transporter qu’un cochon. Cela dit, il s’agit d’un collègue à quatre pattes un peu coûteux : il faut compter entre 3 000 et 4 000 euros pour entraîner un chien à truffes.

Rien sur l’arbre ou le sol autour du tronc ne trahit la présence de l’or noir. Pourtant, l’un des chiens se met brusquement à creuser frénétiquement. Quelques minutes plus tard, les éclats de rire creusent des rides profondes sur le visage tanné par le soleil de Josep Jouè. Nous avons de la chance : il tient dans ses mains une truffe noire bosselée. Les chiens reçoivent une friandise et la truffe est soigneusement mise de côté. L’arbre sur les racines duquel le tubercule a poussé est marqué d’un ruban. « Comme ça je sais quels arbres ont produit quelque chose. » Certains arbres de la plantation arborent quatre rubans, d’autres aucun. La culture des truffes est une loterie.

© Getty Images

« Il y a environ un demi-million d’euros dans le sol de Josep »

Cédant devant notre insistance, Josep Jouè nous confie qu’il récolte environ 300 kilos par an. Sachant que le prix du marché varie entre 600 et 1 800 euros le kilo, on comprend vite qu’un demi-million d’euros environ est caché dans le sol de Josep Jouè. Cet argent attire des visiteurs indésirables. Les bandes organisées détruiraient des plantations entières la nuit à la recherche de truffes, mais elles agissent parfois de manière plus subtile, rendant les vols difficiles à détecter. La truffe suscite des questions complexes. Personne ne sait combien de truffes poussent sur un terrain. Peut-on voler quelque chose dont tout le monde ignore l’existence ? Voilà qui rappelle ce paradoxe philosophique : un arbre fait-il du bruit quand il tombe si personne n’est là pour l’entendre ?
Pour Josep Jouè, la réponse est claire : dès que sa nouvelle plantation sera mature, il y installera une caméra de surveillance à vision nocturne.

Goût de truffe

À d’autres échelons de la chaîne des truffes, il se produit aussi des choses remarquables. L’image prestigieuse de ce champignon remplit les rayons de produits comme l’huile de truffe, le salami à la truffe, les chips à la truffe et la mayonnaise à la truffe. Contre toute attente, ces produits en contiennent à peine. Parce qu’elle est chère et périssable, il est beaucoup plus pratique d’émuler la saveur de la truffe. Pour y parvenir, on utilise souvent du 2,4-dithiapentane synthétique, même si cette substance est controversée. Tout d’abord, le consommateur ignore d’où elle provient : elle peut être extraite de plantes, mais aussi du pétrole. De plus, on la soupçonne de présenter des effets cancérigènes. Néanmoins, le 2,4-dithiapentane peut être utilisé dans nos aliments, car les quantités présentes dans tous ces produits à la truffe seraient trop faibles pour poser des problèmes de santé.

« La truffe fait vivre. Elle
attire même des
touristes »

« Il n’existe aucune véritable huile de truffe sur le marché », affirme Jordi Serentill, CEO de Laumont. « Certaines bouteilles contiennent bien une lamelle de truffe séchée, mais elle ne libère aucun goût. » Selon le SPF Économie, cette pratique est autorisée. Les emballages portant la mention
« au goût de truffe » ne sont pas censés contenir de la vraie truffe : ils en promettent seulement le goût. Les consommateurs paient donc parfois cher pour pas grand-chose.

Les Espagnols secouent la tête avec résignation. « Quand les gens disent qu’ils n’aiment pas la truffe, on peut être presque sûr qu’ils n’en ont jamais mangé, parfois sans même en avoir conscience. » Et je dois bien l’avouer : lors d’une dégustation dans la campagne espagnole, j’ai apprécié le goût profond et terreux de la truffe, alors que je pensais ne pas aimer ça.

Et pourtant, elle laisse une certaine amertume en bouche. Ces dernières années, l’Espagne a été durement touchée par le changement climatique. Josep Jouè en a également subi les conséquences. Grâce à son système d’irrigation, le sol demeure suffisamment humide pour la truffe. Est-ce bien raisonnable s’agissant d’un produit réservé aux privilégiés, qui plus est dans un pays comme l’Espagne, où de nombreux cultivateurs de denrées alimentaires de base sont confrontés à des pénuries d’eau ? Dans le même temps, la culture de la truffe a redonné des couleurs à des régions entières d’Espagne, qui s’étaient vidées par manque d’emploi. Comme l’a déclaré Estefiana Donate, la maire du village de Sarrión, dans un article publié sur le site d’actualité scientifique Phys.org : « La truffe fait vivre. Elle attire même des touristes. » Pour beaucoup, la quête de la truffe constitue un mélange idéal entre tension et détente. De quoi savourer des vacances parfaites. Et ce n’est pas la journaliste qui a rédigé ces lignes qui vous dira le contraire. 

© Eva Kestemont

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