Jean-François Cirelli, président France-Belux du plus grand gestionnaire d’actifs de la planète, l’Américain BlackRock, évoque les grands enjeux stratégiques de ces prochaines années. Et à ses yeux, l’intelligence artificielle bouleversera l’économie à l’instar d’internet ou de la machine à vapeur.
Dix billions de dollars. Soit dix mille milliards. Tel est l’encours de BlackRock. La maison new-yorkaise est l’un des plus grands – sinon le plus grand – gestionnaire d’actifs de la planète. Jean-François Cirelli en préside depuis presqu’une décennie la filiale France et Belux. Haut fonctionnaire français, proche conseiller de Jacques Chirac à l’Elysée, directeur de cabinet adjoint du Premier ministre Raffarin, patron de Gaz de France, numéro deux d’Engie, président d’Electrabel… Le curriculum vitae du Savoyard est aussi long que prestigieux.
Assis dans le fauteuil d’un palace de l’avenue Hoche à Paris, l’énarque, aujourd’hui sexagénaire, répond aux questions sur l’air du temps et la stratégie adoptée par son employeur actuel avec cette bonhommie qui le caractérise. Une ex-ministre se dirige vers le bar, l’aperçoit, fait un détour pour le saluer. « On déjeune bientôt ? », lance-t-elle. Jean-François acquiesce d’un regard souriant. Le président reprend le fil de ses réponses. Tout en rondeur. Toujours. Mais avec la précision et la finesse qui siéent à un homme veillant à l’épanouissement des avoirs de ses clients.
Quelle est la stratégie d’investissement de BlackRock ?
Le cœur de notre action est notre responsabilité vis-à-vis du client. Chaque client est différent. Le rôle de BlackRock consiste à lui apporter trois choses : l’accès à l’investissement, l’expertise et le service. Mais, au final, c’est le client qui dit « je veux investir dans tel domaine plutôt que tel autre ». Notre responsabilité est de lui proposer des solutions d’investissement qui lui permettent d’atteindre ses objectifs. La force de BlackRock, c’est notre vaste gamme d’investissement et notre position de leader dans la plupart des classes d’actifs.
Tout cela implique des choix…
Nous avons identifié cinq tendances qui vont changer le monde en profondeur: la démographie, la fragmentation géopolitique, l’intelligence artificielle, la transition vers un monde bas carbone et la finance du futur.
BlackRock a investi dans des laboratoires en intelligence artificielle dès 2018…
Nous sommes à l’aube d’une quatrième révolution industrielle aussi puissante que les trois précédentes. L’intelligence artificielle va changer radicalement la façon de travailler dans de nombreuses industries, en leur permettant de traiter à grande échelle et rapidement une multiplicité de données et ainsi d’augmenter leur productivité. Elle interagit avec d’autres méga-tendances comme la transition vers une économie bas carbone ou le futur de la finance, où elle peut accélérer la désintermédiation sur certains segments comme les paiements. La technologie, comme la blockchain, va bousculer les professions financières. Et nous voulons rester leaders dans cette transformation.
Vous évoquez la blockchain… Quelle est la politique de BlackRock concernant les cryptomonnaies ?
Notre position a évolué au cours des cinq dernières années, notamment parce que la technologie a évolué. L’évolution de notre approche sur les actifs digitaux a été guidée par notre volonté d’offrir aux investisseurs qui s’intéressent à cette classe d’actifs un accès de qualité institutionnelle, aussi bien en termes de technologie que de gestion des risques. Nous avons d’ailleurs lancé un ETF Bitcoin aux Etats-Unis.
Parmi les mégatendances, vous pointez aussi la transition…
La transition vers une économie bas carbone liée au changement climatique sera compliquée, inégale et incertaine. Inéluctable aussi. C’est à la fois un défi et une opportunité. Nous devons accompagner nos clients pour les aider à identifier les secteurs et les géographies qui vont rapidement bénéficier de la transition et ceux pour lesquels la route sera plus longue. Un défi parce qu’il faut investir dans les technologies, avoir une vision de long terme. . Mais cela génère aussi beaucoup d’opportunités.
Autre grand défi que vous évoquez : la géopolitique. 2024 est une année d’élections dans beaucoup de pays. Et la plupart partagent un même risque de polarisation et de montée des extrêmes.
Notre métier n’est pas de spéculer sur la politique.
« Notre responsabilité, c’est que nos enfants vivent mieux que nous »
Non mais appréhender les risques…
Nous observons une tendance dans le monde qu’on appelle la fragmentation. Aujourd’hui, la course à l’efficacité, véritable moteur de la mondialisation qui a été une force dans l’ensemble désinflationniste pendant plusieurs décennies, a laissé en partie la place à une volonté de contrôler plus étroitement et de relocaliser davantage les chaînes d’approvisionnement, ce qui se traduit par un monde moins ouvert. Cette tendance mène à davantage d’inflation que précédemment. S’ajoutent à cela de nombreuses tensions de tous ordres, y compris des guerres. Notre sujet n’est pas de commenter la politique mais d’intégrer l’analyse de ces risques dans notre processus d’investissement. Le BlackRock Investment Institute est particulièrement bien équipé pour les évaluer dans un nouveau contexte plus incertain.
Vous avez notamment été directeur de cabinet adjoint du Premier ministre français Jean-Pierre Raffarin. Comment voyez-vous l’évolution de la France, de l’Europe ?
J’ai beaucoup de respect pour les femmes et les hommes politiques parce que le métier qu’ils font est un métier difficile. Je crois qu’il n’y a jamais eu autant de complexité, pour diriger un pays, qu’aujourd’hui. L’Europe a énormément de défis devant elle. Celui de la gouvernance, du vieillissement de la population, de l’endettement.
Cela laisse peu de place à l’optimisme…
Et pourtant je le suis. Nous, Européens, devons l’être. Car nous avons beaucoup d’atouts, à commencer par les femmes et les hommes d’Europe, la capacité d’épargne et la possibilité d’investir dans un cadre de droit. Nous devons nous mobiliser pour utiliser toutes nos capacités pour faire face à tous ces défis. C’est l’Europe qui nous fera avancer.
Elle n’avance plus guère… Ou en ordre dispersé.
Je crois qu’il faut insister davantage sur nos forces en Europe qui restent sont considérables. Notre responsabilité, c’est que nos enfants vivent mieux que nous. La guerre russo-ukrainienne est évidemment un vrai désastre. Mais, si nous prenons bien le tournant de la révolution technologique qui est devant nous, il n’y a pas de raison que l’Europe ne s’en sorte pas. Et c’est vrai, une Europe qui fonctionne mieux qu’elle ne fonctionne aujourd’hui.
Qui est BlackRock ?
BlackRock est une société américaine fondée en 1988. En 1999, elle fait son entrée à la Bourse de New York. Sa capitalisation avoisine aujourd’hui les 125 milliards de dollars. BlackRock gère les investissements financiers de plusieurs millions de clients (particuliers, professionnels et institutionnels), dispose de 70 bureaux (dont Bruxelles) dans 35 pays et emploie plus de 19.000 personnes. Son actionnariat est fort éclaté et principalement américain (fonds et institutionnels). Le gestionnaire est toujours dirigé par l’un de ses fondateurs, Larry Fink. Environ un tiers de son portefeuille est investi en Europe. BlackRock est présent en Belgique et au Luxembourg, notamment dans le capital d’Ageas.
« Une sécurité d’approvisionnement plus solide »
Jean-François Cirelli a dirigé Gaz de France et présidé, avec Gérard Mestrallet, patron de Suez, à la fusion de leurs deux groupes en 2008. Une union qui s’est soldée quelques années plus tard par un changement de nom : de GDF Suez en Engie. Durant plus d’une décennie, Jean-François Cirelli a œuvré au plus haut niveau de l’énergie européenne. Des années pendant lesquelles la politique voulue par l’Union européenne, à savoir une libéralisation des marchés du gaz et de l’électricité, a mené au déclin des géants continentaux de l’énergie, sans réels gains pour les consommateurs européens.
Un secteur et une époque sur lesquels le dirigeant garde un regard acéré.
La politique menée par l’Union européenne a partiellement détruit sa propre industrie de l’énergie. Le secteur des utilités de l’énergie a connu une destruction de capital massive ces quinze dernières années. Aujourd’hui la direction politique est plus claire.
On s’est trompé? On s’est égarés ?
La guerre russo-ukrainienne a montré en 2022 que
les marchés européens de l’énergie n’étaient pas assez armés lors des crises, avec des prix du mégawattheure qui, du jour au lendemain, passaient de 50 à 1.000 euros.
Je ne suis pas sûr qu’on ait totalement réglé le problème. Il est moins aigu parce qu’il y a une baisse de la demande très forte, notamment en gaz industriel.
Que doivent-ils faire ?
Deux défis doivent être réglés. Premièrement, comment décarboner le secteur de l’énergie. Certains pays sont plus en avance que d’autres. La première des choses est d’exclure le charbon du mix énergétique européen. Deuxièmement, comment s’assurer que nous gardons une énergie abordable, pour les ménages comme pour nos entreprises. Parce qu’il faut que la transition soit juste, faute de quoi elle ne sera pas acceptée par des populations à qui on demande de changer leur façon de vivre alors que les prix augmentent. Il est nécessaire de conserver une puissance industrielle forte en Europe. Cela implique de garder une compétitivité énergétique en Europe. Pour cela, il nous faut un système énergétique efficace et une sécurité d’approvisionnement plus solide, ce qui est redevenu un sujet qu’on avait oublié.
Le nucléaire connaît un regain, notamment en Belgique même s’il est timide…
Le nucléaire, c’est d’abord un choix politique. Certains pays y sont favorables, d’autres pas… Dans un monde décarboné, on ne peut pas vivre qu’avec du renouvelable et le nucléaire a sa place pour ceux qui en veulent. Les batteries permettront d’avoir une stabilité plus forte sur nos réseaux quand il y aura moins de fossiles, mais nous n’y sommes pas encore.