Felix De Laet, alias Lost Frequencies, est le Belge le plus écouté du monde. L’été dernier, le plus gros tube du DJ bruxellois a dépassé le milliard de flux sur la plateforme Spotify. Une première pour un artiste noir-jaune-rouge. Rencontre avec un phénomène de discrétion.
Quel est l’artiste belge le plus écouté dans le monde ? Stromae, Angèle, Damso, Dimitri Vegas & Like Mike… Tels sont les noms qui reviennent sur la plupart des lèvres. L’été dernier, Felix De Laet a pourtant surpris tout le monde en s’arrogeant le titre.
Le roi de la Tropical House – un registre de la house aux sonorités réjouissantes et au rythme relaxant – a rejoint le rang des milliardaires en streams. Une première pour un artiste belge. Son tube Where are you now a franchi le milliard d’écoutes sur la plateforme Spotify durant l’été dernier. Depuis ce cap, le hit en a même gagné 138 millions de plus. Et le Bruxellois vient de placer un second titre au-delà du milliard avec sa première production, celle qui l’a propulsé en haut de l’affiche en 2014, Are you with me.
Si l’artiste est fort écouté, l’homme demeure humble et discret. Pas de bolides italiens ou allemands perturbant le gravier damé d’une petite propriété à Gstaad ou Saint-Tropez. La star électronique n’a pas quitté Bruxelles, pas même le quartier de son enfance. Derrière le gourmand Lost Frequencies se cache toujours Felix, trentenaire à la gueule d’ange, lunettes rondes vissées sur un regard doux. Un homme de chiffres qui avait commencé des études en gestion avant d’être happé par la spirale du succès en 2014 alors qu’il avait à peine 20 ans.
Dix ans plus tard, la discrétion reste de rigueur sur ces fameux chiffres. Qu’ont rapporté ces milliards d’écoutes, ces centaines de concerts ou de sets ? Motus. Selon des sites spécialisés, les streams sur Spotify ne compteraient que pour quelques millions de dollars – pour ses trois plus gros hits, la plateforme Spotify lui a versé a minima 8,4 millions de dollars. Pour le reste, soit la plus grosse partie de l’iceberg que sont les prestations en public, la star préfère taire les revenus de cette décennie qui l’a mené au firmament de la musique électronique. Felix De Laet confie juste qu’il gère ses avoirs en famille et qu’il investit dans l’immobilier. Un peu dans des coups de cœur aussi…
Voici dix ans, Felix De Laet devenait Lost Frequencies… Quelle impression vous laisse cette décennie ?
Felix De Laet: Cela fait un peu bizarre, surtout qu’à l’époque, quand je commençais, ma frayeur était d’être un one hit wonder. Pas mal de DJ faisaient une grosse chanson, tournaient pendant un an ou deux, puis disparaissaient. C’était ma crainte. Allais-je rebondir après Are you with me ? Dix ans plus tard, je suis là. C’est un sentiment de fou de se dire que grâce à la musique, j’ai l’opportunité d’être dans un pays, de découvrir la culture et de pouvoir faire ce que je fais. Je me sens plutôt béni.
Vous vous attendiez à passer le cap du milliard de streams sur Spotify ?
On suivait cela de près. On voyait la moyenne d’écoute par jour. On a donc vu ce cap arriver deux mois avant. C’était très excitant. Cela nous a permis de préparer des publications pour les réseaux sociaux assez tôt.
Vous êtes désormais l’artiste belge le plus écouté sur les plateformes. Pourtant, Angèle, Stromae ou Damso sont des noms plus connus en Belgique. Nul n’est prophète en son pays ?
Ma musique n’est ni francophone ni néerlandophone. On m’identifie donc moins en Belgique. Je ne suis pas chanteur moi-même et ne suis pas mis en avant dans mes chansons, mes clips voire en scène. Le lien entre le personnage et la musique est moins évident. Ma musique est aussi fort écoutée à l’étranger. C’est juste comme ça, il n’y a pas grand-chose à faire.
Cela vous déçoit ?
Mon projet est parfois sous-estimé. Mais ce n’est pas un but en soi. Mon but, c’est vraiment de pouvoir faire de la musique et de la partager avec le plus de monde possible. Ceci dit, globalement, cela se passe quand même très bien en Belgique. J’ai eu la chance de me produire à Forest-National, à la Lotto Arena ou encore à Tomorrowland… Cette année je vais faire des shows un peu plus intimes en Belgique car j’adore l’ambiance de club.
Vous habitez à Bruxelles. La capitale reste votre port d’attache ?
J’adore Bruxelles. J’y ai ma famille, mes amis. J’aime l’ambiance, les gens sont tous super relax, c’est assez « chill » comme « vibe ». Moi je peux vraiment faire ce que je veux. J’ai mon studio, j’ai mon appartement. Bruxelles est aussi très pratique pour voyager. L’aéroport est très bien. Et de la gare du Midi, on va facilement à Paris, Londres ou Amsterdam.
Jamais d’envie d’expatriation ?
Si je devais habiter autre part, je pense que j’irais habiter au Japon, à Tokyo. C’est vraiment le pays qui m’intrigue le plus, qui me passionne le plus, qui a une atmosphère qui m’envoûte. Chaque fois que je vais là-bas, je tombe amoureux de la ville et du pays. La nature est bien entretenue, tout est assez propre. La culture, l’architecture… Plein de choses me passionnent au Japon.
« Chaque fois que je rentre en Belgique, je me dis que c’est un pays où il fait bon vivre. »
Voyager beaucoup vous permet de porter un regard particulier sur la Belgique. Comment la voyez-vous de loin ?
Chaque fois que je rentre en Belgique, je me dis que la Belgique est un pays où il fait bon vivre. Les gens qui vont habiter à Paris, à Amsterdam ou à Londres, vivent dans des logements plus petits à des prix bien plus élevés. Nous avons un vrai confort de vie. Bruxelles est vraiment une chouette ville, il s’y passe plein de choses. J’apprécie quand je rentre à la maison. Et puis j’adore la pluie.
La pluie…
Oui j’adore la pluie. C’est une bonne excuse pour être dans le studio. Si j’habitais dans un pays où il fait beau en permanence, je ne serais jamais en studio. (rires)
La pluie est aussi une source d’inspiration ?
C’est une atmosphère.
Quelles sont vos sources d’inspiration ?
D’un point de vue technique, il y a pas mal de DJs, de producteurs qui m’impressionnent. Et d’un point de vue écriture et couleurs de son, j’adore l’indie rock. Côté artistes belges, j’adore Girls in Hawaï par exemple. Cette ambiance très acoustique pleine de sonorités, ça m’inspire beaucoup quand je produis de la musique. Ce sont plus les harmonies et l’ambiance globale qui me touchent, plutôt que la technicité et la production même d’une chanson.
Quelle est la journée type de Felix De Laet ?
J’adore me réveiller tôt, aller faire du sport, de la natation, suivre un cours de boxe ou de spinning. Je rentre chez moi, je consulte mes mails, j’essaie toujours de faire tout mon boulot en matinée. Le midi, on mange souvent en famille, vu qu’on travaille tous ensemble. L’après-midi, j’essaie d’avoir du temps pour moi, pour le studio, pour la musique, pour le créatif. J’évite les obligations à ce moment-là car ça me bloque dans ma créativité.
Et la détente ?
J’aime bien aller à la mer, faire du kite.
Une station de prédilection ?
Knokke. On y va dans la maison familiale. Ma grand-mère y est tous les week-ends, donc on peut toujours y aller. C’est une chouette ambiance.
Où sortez-vous à Bruxelles ?
Pas en boîte de nuit à Bruxelles. Je suis déjà assez en boîte nuit. Si je dois aller quelque part, ce sera dans un chouette bar, boire des verres. S’il y a un groupe ou un DJ que j’aime bien ou que je connais, j’irai peut-être le voir, peu importe où. C’est vraiment plus pour un artiste que j’irais en soirée ou à un concert.
2024 est une année d’élections dans de nombreux pays. La politique vous intéresse ?
Oui cela m’intéresse mais je ne politise pas mon projet. J’apporte un message d’unité. Me prononcer sur des idées, cela risque de mettre à mal cette atmosphère que j’ai envie d’amener. Ma vie personnelle est assez séparée de mon projet professionnel. Je reste discret sur ma famille, mes amis.
Vous avez fait vos études en néerlandais. Un choix ?
Mes parents m’ont mis dans l’enseignement flamand. Ma mère est francophone d’Anvers. J’ai fait mes primaires à Ixelles, à Sint-Lutgardisschool. Et puis j’ai fait un an à Sint-Jan Berchmans où ça ne s’est pas très bien passé. J’ai enchaîné avec un internat à Melle, près de Gand. J’y suis resté 4 ans.
Pourquoi ça s’est mal passé à Sint-Jan Berchmans?
Je pense que j’étais un peu trop jeune peut-être. A Melle, je me suis bien plu. Ça m’a vraiment permis de grandir. J’ai fini mes secondaires à Rhodes, à Onze-Lieve-Vrouw.
Vous parliez néerlandais à l’école et français à la maison ?
Exactement.
Vous avez ensuite entamé des études supérieures…
J’ai fait un an à l’IHECS. Après six mois, je suis parti en Californie pour apprendre l’anglais.
Les études, c’était le passage obligé ?
C’était l’espace tampon dans lequel j’essayais de faire en sorte que ma musique marche. Et ça me donnait du temps… J’espérais que mon projet musical allait commencer. Au retour de Californie, j’ai fait un trimestre à Solvay, ça s’est bien passé. Puis j’ai été contacté par un label de musique à Amsterdam. J’y suis allé avec la voiture de ma mère. J’étais tout fou. Je leur envoyais une chanson par semaine. J’ai fini par rater mon année à Solvay.
La tête était déjà ailleurs ?
Je voulais faire de la musique et les opportunités se présentaient.
« L’université m’a encouragé à tenter ma chance. »
Vos parents vous soutenaient ?
Mon père est venu avec moi à Tomorrowland Brésil… C’était ma troisième année universitaire. Si je ratais, je ne pouvais plus me réinscrire. Ou je devais payer tous les frais d’université. J’ai pris rendez-vous à l’université. Ils m’ont dit qu’ils aimaient bien l’esprit entrepreneurial. Ils m’ont encouragé à tenter ma chance. Si ça n’allait pas, je pouvais encore me réinscrire une fois. C’était rassurant.
Felix De Laet devient alors Lost Frequencies. D’où vient ce nom ?
J’avais plusieurs projets différents. A un moment donné, j’ai commencé à faire le projet Lost Frequencies parce que je voulais absolument travailler avec des vocals, avec des chanteurs. Je n’avais qu’un ordinateur, pas de studio, pas de micro. La seule façon c’était en fait d’aller sampler des vieilles chansons. Des Lost frequencies que je faisais miennes en quelque sorte.
Lost Frequencies est devenu une marque qui rapporte… Qui gère ces aspects financiers ?
J’ai créé une société avec ma mère et mon frère. On a toujours eu un peu une brique dans le ventre. Mon père est architecte. Je ne fais pas vraiment de grosses dépenses. J’essaie d’investir dans un chouette immeuble qu’on rénove et qu’on essaie de louer parce que c’est quelque chose qui nous amuse, qui nous excite, on aime bien rénover un bâtiment, on aime bien avoir un chouette immeuble qu’on peut réimaginer. C’est quelque chose qu’on fait en famille. C’est une façon de protéger mes arrières. La musique ne durera peut-être pas…
Pas de voitures de sport rutilantes…
Non, j’ai acheté deux voitures que toute ma famille utilise.
Il y a la brique mais vous investissez aussi dans d’autres projets : une collection pour Bellerose, une marque de gin, Ocus, une organisation d’événements e-sports, Unlocked…
Unlocked s’était présenté à nous avant le Covid. Mon grand frère qui est un grand fan des jeux vidéo m’a dit directement : « Vas-y ! » Bellerose, c’est le cousin de ma mère. On a fait une collection ensemble. Le gin… J’en suis un grand amateur. Je voulais faire quelque chose de made in Belgium. Avec la distillerie à Wilderen, on a fait une dégustation ensemble et défini le goût final du gin. On a gagné quelques prix d’ailleurs pour le gin. C’est plus une passion qu’autre chose.
« Mon rêve serait d’acheter un grand hangar à Bruxelles pour encourager la production en Belgique. »
Vous avez d’autres passions ? D’autres investissements que vous voudriez réaliser ?
Mon rêve serait de pouvoir acheter un grand hangar à Bruxelles. D’y construire plein de studios pour encourager la production en Belgique. Aux Pays-Bas, pas mal de DJ ont mené ce genre de projets, Martin Garrix, Afrojack… La Belgique recèle de producteurs talentueux. Malheureusement, je ne les côtoie pas. Surtout parce que je suis beaucoup à l’étranger. Avoir une communauté de producteurs de musique électronique pourrait être très sympa. Se retrouver au même endroit, discuter de musique, de production…
Vous avez lancé votre propre label…
Disons plutôt que j’avais un label mais j’ai arrêté, car quand Where are you now a commencé à décoller je n’avais plus le temps pour écouter toutes les musiques, donner des feedbacks, aider sur les productions etc. J’ai mis ça à l’arrêt mais j’ai toujours la structure. Si j’ai un coup de cœur, on peut toujours le faire mais ce n’est plus ma priorité.
Quels sont les liens avec Tomorrowland ?
Mon manager travaille avec Tomorrowland. Je suis quasi à tous les Tomorrowland. Ils ont une chouette vibe à chaque fois. La plupart des artistes belges qui ont du succès y jouent : Henri PFR, Charlotte Dewitte, Netsky, The Magician… Et je m’entends bien avec les gars de Tomorrowland. Ça fait sept ans que je joue à chaque édition hivernale au Brésil ou en édition normale. Et eux ils ont beaucoup voyagé, ils sont curieux de voir les spectacles que je fais à l’étranger. Je les ai beaucoup côtoyés. On a une chouette relation.
Lost Frequencies est plutôt grande scène, grand festival ou petit club intimiste ?
J’aime bien les deux, c’est une ambiance complètement différente.
Comment envisagez-vous les dix prochaines années ?
En décembre dernier, j’ai eu une conversation avec mon manager qui me disait : « voilà ce qu’on peut faire en 2024 ». Moi, pour être honnête, je lui ai répondu que si on pouvait faire la même chose qu’en 2023 ce serait dingue. On a fait vraiment des super chouettes festivals, la musique est bien reçue par les fans. Disons que j’espère que les dix prochaines années verront le projet se peaufiner encore davantage, être plus unique, différent de ce que les autres artistes électroniques peuvent offrir.