Lors des élections européennes, l’extrême droite pourrait devenir la troisième force politique au sein du prochain hémicycle européen. La démocratie européenne est-elle en train de vaciller ? Premiers éléments de réponse.
« Ce que je peux promettre, c’est que jamais nous ne collaborerons avec les groupes politiques de l’extrême droite ! » La voix assurée de l’Allemande du SPD Gabriele Bischoff résonne dans le silence de la salle du restaurant L’endroit, à Strasbourg, réservé pour l’occasion par le groupe de l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates au Parlement européen (S&D), quatre mois jour pour jour avant les élections européennes. L’eurodéputée, qui s’adresse à une poignée de journalistes spécialistes des affaires européennes, souhaite combattre « le poison du populisme » qui prend de l’ampleur dans l’hémicycle du Parlement de Strasbourg.
Le 9 juin en Belgique et au Luxembourg (trois jours plus tôt aux Pays-Bas), les électeurs déposeront dans l’urne les noms des personnalités qui siègeront sur les bancs du Parlement européen pendant cinq ans. 720 places sont à pourvoir, contre 705 durant le mandat précédent (2019-2024), dont 6 au Luxembourg et 22 en Belgique.
Le scrutin est proportionnel: plus un parti a de voix, plus il envoie de représentants à Strasbourg. Les élus se regroupent ensuite, non pas par nationalité, mais par affinités politiques.
Montée des partis populistes
Or, les derniers sondages tendent à montrer une poussée probable des partis radicaux populistes. Au Parlement européen, deux groupes politiques relèvent de la droite de la droite, à côté du plus grand groupe, le PPE, une famille du centre droit.
Il s’agit du groupe Identité et Démocratie (ID), dans lequel figurent le Rassemblement national (RN) français et l’Alternative pour l’Allemagne (AFD). Les autres partis représentés dans ce groupe appartiennent à des plus petits pays. La Ligue du Nord de Matteo Salvini, en Italie, appartient bien à ID, mais son score devrait être plus faible en 2024 qu’en 2019.
L’autre groupe très à droite est celui des Conservateurs et réformistes européens (CRE), qui abrite notamment le PiS polonais, les Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni, les néo-franquistes de Vox et la N-VA. L’eurodéputé François-Xavier Bellamy, vice-président exécutif des Républicains en France, soutient l’idée d’un rapprochement, qui est en discussion, entre la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, et le PPE. « Le PPE fait partie de la coalition qui gouverne en Italie avec Meloni », note François-Xavier Bellamy.
Certaines projections placent le groupe ID comme la troisième force du Parlement européen après les élections, avec près de 100 sièges, et il pourrait ainsi ravir cette position à Renew Europe, le groupe des centristes. Le groupe CRE obtiendrait environ 20 sièges de plus, totalisant 87 voix. Il pourrait se placer en 4e ou 5e place.
Le fonctionnement de l’hémicycle strasbourgeois est-il en péril ? Christine Verger, vice-présidente du think tank européen fondé par Jacques Delors en 1996, veut croire que non. Selon elle, les groupes ID et CRE ne seront pas en mesure de « bâtir une alternative de droite » et de gouverner le Parlement européen. « Ils vont continuer d’être puissants, mais très isolés ». À l’intérieur de ces deux groupes populistes, il y a des nuances et entre les deux groupes il existe de fortes divergences, notamment sur l’attitude à avoir vis-à-vis de la belliqueuse Russie.
Les projections actuelles indiquent que la « grande coalition » (qui n’existe pas formellement) entre le PPE, le S&D et le groupe Renew pourrait perdurer après juin 2024, même si les partis extrêmes montent en puissance, selon Christine Verger.
Elle admet que ce sera un défi pour ces trois familles politiques de continuer à coopérer ensemble. Cependant, cette majorité pro-européenne, confrontée à une montée des extrêmes, « va avoir encore plus envie de coopérer ensemble ».
Sur la politique économique, les migrations, et la politique environnementale, pendant le PE 2019-2024, la « grande coalition » est restée largement dominante et a fonctionné sur 95% des textes législatifs européens, note encore l’ancienne conseillère au cabinet du président de la Commission Jacques Delors. Les projections actuelles indiquent que cette configuration perdurera après juin 2024.
« Les partis nationalistes ou d’extrême droite arriveront en première
ou en deuxième place. »
Eric Maurice, analyste politique au sein de European Policy Centre, est d’avis toutefois que la majorité pro-européenne est de plus en plus relative. La composition du Parlement européen reflète l’état des forces politiques dans les États membres. Dans les grands pays qui envoient le plus de députés au Parlement européen, à savoir l’Allemagne, la France, l’Italie, la Pologne (l’Espagne fait exception), « les partis nationalistes ou d’extrême droite arriveront en première ou en deuxième place », explique l’ancien rédacteur en chef du site d’information EUobserver.
Eric Maurice fait partie de ceux qui sont persuadés que les groupes ID et CRE n’auront jamais la majorité.
La tentation de pactiser avec le diable
Or, tout porte à croire que le groupe PPE sera davantage enclin que par le passé à trouver des majorités en votant comme la droite nationaliste ou conservatrice sur certains sujets. Notamment sur des sujets environnementaux et en matière de climat, où l’on retrouve le clivage gauche-droite. Ce fut le cas déjà récemment sur le dossier de l’utilisation durable des pesticides, enterré finalement par la Commission européenne, qui a retiré sa proposition.
« L’extrême droite ne peut pas arriver au pouvoir. Ce qui peut arriver, c’est que la droite et les libéraux décident de cogérer avec elle », s’inquiète le Français du groupe Verts/ALE, David Cormand.
« Si on veut garder le cap d’une Union européenne démocratique,
il faut une alliance des démocrates et des progressistes. »
Tête de liste Ecolo pour les européennes 2024, la Belge Saskia Bricmont tire la sonnette d’alarme sur « cette alliance dangereuse des droites dans l’hémicycle. Si on veut garder le cap d’une Union européenne démocratique, il faut une alliance des démocrates et des progressistes ». Ce qui s’est passé en Italie et aux Pays-Bas découlerait de ces alliances entre droite et extrême droite.
Certains élus prônent le maintien de la technique, née en Belgique dans les années 1990, dite du « cordon sanitaire », qui tient à l’écart l’extrême droite des postes à responsabilité. Avec le risque de victimiser les extrêmes, ce qui n’est pas forcément bon pour la démocratie.
Pour François-Xavier Bellamy, le groupe ID n’est pas dans une logique de négociation. En revanche, « une majorité avec des partis qui sont à l’ECR existe très régulièrement. Il n’y a jamais eu d’accord de coalition au PE, les majorités se font et se défont sur le travail législatif », analyse le leader de la délégation française au PPE.
De son côté, la Française Virginie Joron, dans les rangs du groupe ID, critique le cordon sanitaire « contre ceux qui ne se rangent pas derrière la droite, Renew, les socialistes, les verts ou la gauche » et la censure frappant « des informations qui gênent ».
Contrer les arguments anti-européens
S’ils veulent éviter un raz-de-marée « rouge-brun », les groupes et partis politiques pro-européens seraient bien inspirés de lutter contre la désinformation sur les réseaux sociaux, de contrer les arguments des populistes, et de répondre aux inquiétudes des Européens.
À gauche de l’hémicycle, on insiste notamment sur le besoin de travailler en faveur de la transition écologique, de la justice sociale et du droit à la mobilité pour tous.
Saskia Bricmont demande un renforcement du pacte vert européen, en lui ajoutant une dimension sociale. Elle s’élève contre le mauvais signal qui vient d’être donné par la majorité des groupes politiques en adoptant l’austérité (réforme de pacte de stabilité et de croissance). Elle dénonce aussi le pacte migratoire comme étant « une victoire culturelle de l’extrême droite ».
La protection de l’alimentation est jugée importante par tous les groupes, car le risque existe de se retrouver demain en déficit de production pour nourrir l’Europe et une partie de la planète, dont l’Afrique. La droite et l’extrême droite n’ont d’ailleurs pas hésité à utiliser à des fins électoralistes la vague de la colère des agriculteurs.
Dans le domaine du numérique, le défi souvent évoqué consisterait à éviter l’ingérence chinoise et la dépendance à l’égard des États-Unis.
Eric Maurice estime qu’il faudra, après les élections, mettre en œuvre ce qui a été décidé dans le domaine du climat, comme la fin du moteur thermique en 2035 et le développement des énergies renouvelables, grâce à des soutiens financiers. L’autre enjeu est la sécurité territoriale et économique, notamment la défense et la politique commerciale de l’UE.
Élections nationales
Les élections européennes donnent le « la » pour la suite du processus européen. Dans la foulée des élections, les 27 se doteront d’une nouvelle Commission, d’un nouveau président du Conseil européen et d’une nouvelle feuille de route législative.
Charles Michel, qui a finalement décidé de ne pas se présenter aux élections et qui a été remplacé par Sophie Wilmès (MR), devrait, sauf surprise, rester président du Conseil européen jusqu’à la fin de son mandat en novembre. Ursula von der Leyen pourrait rempiler pour un second mandat, début novembre, à la tête de la Commission européenne, mais elle devra donner des gages aux élus européens de Strasbourg, notamment sur la poursuite du programme climatique.
« Un nombre limité d’électeurs européens s’informent dans les médias véritablement européens. »
Benoît Lutgen, dans les rangs du PPE, estime que le risque de paralysie ne concerne pas tant le Parlement européen, mais plutôt le Conseil européen, qui rassemble les chefs d’État ou de gouvernement de l’UE. « Plusieurs pays risquent de basculer du mauvais côté lors d’élections nationales, avec des risques de blocages, comme on l’a vu avec la Hongrie », qui a longtemps refusé des accords sur l’aide à l’Ukraine et le budget européen.
Dans nombre de pays de l’Union européenne, des élections nationales auront lieu également en 2024. En Belgique, le scrutin européen est doublé d’un scrutin national.
Kathleen Van Brempt (S&D, belge) déplore que ces deux élections se tiennent le même jour. Il est difficile, selon elle, de mener une campagne européenne pendant des élections nationales, car celles-ci captent l’attention sur les problèmes nationaux. « Et ce, même si plus de 70% des législations sont faites au niveau européen et si les problèmes rencontrés par les agriculteurs par exemple, sont liés en partie à ce qui est décidé au niveau de l’UE », explique celle qui est membre du parti socialiste Vooruit. Le désamour à l’égard des enjeux européens s’expliquerait aussi, selon elle, par le fait qu’un nombre limité d’électeurs s’informent dans les médias véritablement européens, « sauf en cas de scandale ».
Saskia Bricmont est plus nuancée. Selon elle, le fait que la Belgique préside jusqu’à fin juin le Conseil de l’UE « donne un coup de projecteur sur le rôle de l’UE ». La crise agricole le montre bien, puisque l’Europe « doit agir en faveur de la transition environnementale de ce secteur, trop dépendant des subventions », insiste Saskia Bricmont, pour qui ce genre de questions dépasse nos États et doit se résoudre au niveau européen.