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Dieu pour guide, le diable en embuscade

Alors que nous avons appris, le 19 avril dernier, le décès du baron Guy Ullens de Schooten Whettnal, homme d’affaires belge, mécène, philanthrope et collectionneur d’art contemporain récemment impliqué dans un fait divers familiale particulièrement glauque, nous nous replongeons aujourd’hui dans les racines d’une emblématique famille de l’aristocratie belge.

C’est l’une des plus illustres lignées du pays. Tout a commencé il y a quatre siècles, à Anvers. La fortune et la renommée ont ensuite prospéré, au fil du temps, des mariages et des activités, partout dans le monde et dans des secteurs très différents. Avec aussi des revers et des rebelles. Et, depuis mars 2023, une tragédie. Voici l’histoire de la famille  Ullens de Schooten, dont la branche Ullens de Schooten Whettnall est la plus prestigieuse.

Acte I : De Rotterdam à Anvers

C’est un domaine de 60 hectares, à Schoten, près d’Anvers. Au milieu, un château, aujourd’hui centre culturel, la commune l’ayant racheté en 1951. Au-dessus du portail, un blason, avec aigles noirs et chevrons rouges. Et une devise : Deo duce, comite fortuna. Qu’on peut traduire par « Dieu pour guide, la chance pour partenaire ». La chance ou la fortune, au sens pécuniaire du terme. Ce qui convient mieux à l’histoire de la famille à laquelle les lieux ont longtemps appartenu : les Ullens de Schooten. C’est leur écusson qui coiffe toujours la grille. Et leur destinée a souvent croisé la religion, tout en devant beaucoup à l’argent.

Leurs racines plongent ainsi aux Pays-Bas espagnols, théâtre de violents conflits entre pouvoir catholique et révoltes protestantes. C’est là que vit le premier Ullens dont on a aujourd’hui trace : Henri, mort avant la naissance de la République calviniste des Provinces-Unies (1581-1795), préfigurant les actuels Pays-Bas et comptant la Hollande. D’où, selon le Nobiliaire de Belgique de 1853, « la famille Ullens s’établi[t] en Belgique au commencement du XVIIe siècle, dans la personne de Henri Ullens, qui, de Rotterdam vint à Anvers  ». 

 

Infographie Grafista-Forza Media © Wikipedia

Acte II : De la prospérité à l’anoblissement 

Ce Henri-là est l’arrière-petit-fils de celui qui trône à la cime de l’arbre familial. Et le grand-père d’un autre Henri : celui qui, en 1693, avec ses frères, Jean-Baptiste et François-Godefroid (chanoine d’Anvers), obtient l’anoblissement des Ullens par Charles II d’Espagne.

« Pouvoir se targuer d’un anoblissement qui remonte à l’Ancien Régime, ce n’est pas rien » 

« Dans la noblesse belge, plus de 90 % des familles ont été anoblies après la création du pays », contextualise Jean-François Houtart, auteur du livre Anciennes familles de Belgique (publié en 2008 par l’Office généalogique et héraldique de Belgique). « Donc, pouvoir se targuer d’un anoblissement qui remonte à l’Ancien Régime, ce n’est pas rien. Avec en plus deux reconnaissances de noblesse, en 1816 et 1822. » Autres signes prestigieux : « La famille a très tôt possédé des seigneuries, sources de revenus importants, dans le Brabant, en Flandre-Orientale et autour d’Anvers, ce qui prouvait son rang élevé. Elle a aussi donné, au 18e siècle, trois grands aumôniers d’Anvers, fonction impliquant d’être très fortuné parce qu’elle consistait à aider pendant un an tous les nécessiteux de la ville, sur sa fortune personnelle. Avec pour ambition un anoblissement ou un titre de plus. »  

Nantis, donc, les Ullens. C’est que, déjà en Hollande, selon le Nobiliaire de Belgique, ils faisaient partie « de la classe des familles patriciennes », soit de la haute bourgeoisie, voire de l’aristocratie. « À 99 % parce qu’ils étaient dans le commerce  »,
avance Jean-François Houtart. « Puis, à Anvers, ils ont dû cumuler les rôles de négociants, armateurs et banquiers : on affrétait un navire, pour ramener des denrées de très loin, et s’il revenait, on gagnait beaucoup d’argent. Au point de devenir son propre banquier. Ceux qui opéraient ainsi étaient de vrais entrepreneurs. »

Infographie Grafista-Forza Media © Wikipedia

Acte III : De Ullens à Ullens de Schooten Whettnall

Prospère et anoblie (ses armoiries arborent une autre devise que celle de l’entrée du château :  Renovabitur et Orietur Viror, soit Il se renouvellera et le vert surgira), la famille Ullens déploie en tout cas ses ailes : on relève ainsi au fil des siècles des ecclésiastiques, un échevin à Anvers, des bourgmestres à Mortsel et Schoten, des conseillers provinciaux, des membres de la Chambre, des diplomates, un secrétaire de Premier ministre… Le mariage, en 1791, de François avec Marie-Thérèse Cornelissen de Schooten marque une nouvelle étape importante du parcours familial : leurs descendant(e)s se font désormais appeler Ullens de Schooten, même s’il faut attendre 1912 pour l’adjonction officielle, et le château de Schoten rejoint leur patrimoine. D’autres noces, un siècle plus tard, modifient encore la donne : celles, en 1893, de Charles avec la baronne Isabelle Whettnall, dont les aïeux sont originaires de Wrexham, au Pays de Galles. En 1926, leurs fils obtiennent l’ajout de Whettnall à leur nom et sa transmission à l’ensemble de leurs descendant(e)s. 

Depuis, se développent donc deux bouquets de rameaux : les Ullens de Schooten et les Ullens de Schooten Whettnall. Les seconds sont les plus célèbres. C’est qu’en 1926, Jean, fils de Charles et Isabelle, épouse Marie-Thérèse Wittouck. Elle est la fille de Frantz Wittouck, propriétaire avec son frère, Paul, de la sucrerie de Wanze et surtout de la Raffinerie Tirlemontoise. L’union fait évidemment prospérer davantage cette branche de la dynastie Ullens. Et donne naissance à trois enfants, au destin singulier. 

Acte IV : De la famille royale à la fortune colossale

Charles-Albert, le fils aîné, épouse en 1962 Madeleine Bernadotte, arrière-petite-fille du roi Oscar II de Suède et de Norvège et à ce titre cousine germaine des rois Baudouin et Albert II de Belgique. Les Ullens de Schooten Whettnall s’apparentent dès lors à la famille royale belge. 

Astrid, la benjamine, plus de 85 ans aujourd’hui, se révèle, elle, un personnage hors-norme de la noblesse : divorce à 70 ans, reportage photo en Afghanistan, création à Forest de la Fondation A, qui a « vocation de soutenir la création, la connaissance et la conservation de l’image photographique ». Elle est très respectée du milieu international de la photographie.

Enfin, Guy, 90 ans depuis le 31 janvier dernier : baron – titre transmissible à l’ensemble de ses héritiers et héritières depuis 2013 – et collectionneur d’art, il crée une entreprise de fabrication d’emballages métalliques puis prend les rênes de la Raffinerie Tirlemontoise, en 1973, avec entre autres Eric Wittouck. Le groupe devient multinationale, vendue en 1989 à Südzucker, premier producteur mondial de sucre, pour l’équivalent d’un milliard d’euros. Qui est relogé dans la holding créée au Luxembourg par les familles Ullens de Schooten Whettnall et Wittouck : Artal Group, qui rachète notamment, en 1999, pour 735 millions de dollars, Weight Watchers et le fait entrer en bourse. 

En 2000, Guy revend à Eric Wittouck ses parts dans Artal et se retire des affaires. En 2011, sa fortune est estimée à 3 milliards d’euros (il est domicilié dans le Valais, en Suisse, dont il est l’une des 300 personnes les plus riches, selon le magazine Bilan). Il a entre-temps multiplié les projets de mécénat et philanthropie avec sa seconde épouse, Myriam Lechien : la Ullens Education Foundation, au Népal (2006), le Ullens Center for Contemporary Art, à Pékin (2007), la Fondation Mimi Ullens (2006), dédiée au soutien des patient(e)s atteint(e)s de cancer en Belgique, en France et en Suisse… 

Acte V : De la splendeur à la tragédie

Le couple mène aussi grand train : propriétés à Lasne, Saint-Tropez ou Verbier, manoir à Los Angeles pour la fille de Myriam, yacht de 50 mètres de long, amitiés dans le showbiz international, lancement en 2009 (pour 85 millions, avec 70 magasins en Europe et aux USA) de la marque de vêtements de voyage de luxe Maison Ullens…

Au point que l’argent aurait fondu. Le 20 octobre 2015, dans le cadre d’Asia Now, foire d’art asiatique à Paris, le baron admet en tout cas que le musée pékinois « nous a coûté mille fois plus que le budget prévu, on a vraiment failli y crever ». Puis, il confie commettre « toujours la même bêtise : je fais d’abord une très belle usine, puis je vois ce qu’on va mettre dedans et comment on va la vendre » (1). Pas de quoi finir sur la paille mais la situation expliquerait notamment la vente du yacht, celle du chalet en Suisse… Et le meurtre, en mars 2023, de Myriam par Nicolas, l’un des fils de Guy ? Parce que beaucoup, beaucoup de sous filaient dans les poches des deux enfants de sa belle-mère ?  

Le procès de Nicolas Ullens devrait confirmer le rôle que l’évaporation de la fortune paternelle a joué dans son geste.

Le procès de celui qui a été agent de la Sûreté de l’Etat durant onze ans (2) devrait confirmer le rôle que l’évaporation de la fortune paternelle a joué dans son geste. Le drame démontre en tout cas que, quelle que soit la lignée, même si Dieu guide, le diable peut frapper.

(1) Propos exhumés par LouvignyMedia, dans son documentaire
Le meurtre de la baronne Ullens diffusé en décembre dernier sur AB3.

(2) Fin des années 2010, il avait plusieurs fois accusé de corruption et blanchiment d’argent l’ancien ministre et ex-Commissaire européen Didier Reynders, aujourd’hui dans la tourmente.

Les autres figures actuelles

Astrid Ullens de Schooten Whettnall – © Belga Images

Côté Ullens de Schooten Whettnall. 

Astrid, fille de Charles-Albert et Madeleine, fait carrière comme comédienne et scénariste : Magritte de la Meilleure actrice en 2017 (pour son rôle dans La route d’Istanbul), elle a joué notamment dans Baron noir, Le monde nous appartient, Les rayures du zèbre, Yves Saint Laurent et Quitter la nuit. Sa sœur, Sophie, que des chroniqueurs mondains voyaient promise, fin du 20e siècle, au futur roi Felipe VI d’Espagne, est reconnue pour ses peintures, vidéos et installations, en Belgique et au-delà.

Yves, l’un des fils de Guy, est peintre et photographe (comme Philippe, l’aîné, tous deux reconnus pour leur travail). Brigitte, leur sœur, a opté pour l’organisation d’événements hauts de gamme (avec la société Intuitions). Parmi celles et ceux qui assurent la relève, plusieurs offrent consultances et conseils (en IA, blockchain, marketing…). Jusqu’en République dominicaine, avec Garance, petite-fille de Guy. Ou Londres, où Christopher, son cousin, est réalisateur de films d’animation et de pub, sous un nom plus court et plus sobre : Chris Ullens.

Côté Ullens de Schooten.

On trouve notamment Bernard, multi-entrepreneur immobilier, Jean, élu en 2018 au conseil communal de Woluwe-Saint-Lambert, Maxime, désigné Vigneron de l’année 2020 par Gault&Millau et installé à Marzilly, en Champagne, et Fernand, englué depuis 1989 dans l’affaire Biorim, du nom du laboratoire belge de biologie clinique dont il était coadministrateur – condamné pour fraude, il multiplie depuis les recours.

 

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