Ex-cols blancs, Christoph Nagel et Jean-Yves Pécourt réinventent la boulangerie traditionnelle pour proposer un lieu hybride et des produits de qualité à une clientèle qui cherche, comme eux, à respecter une certaine éthique, entre mode de vie et mode de consommation.
Ancien garage reconverti en boulangerie artisanale, Aube a ouvert ses volets en mai 2023 à l’angle du boulevard Guillaume Van Haelen et de l’avenue Van Volxem à Bruxelles. Plus qu’une simple boulangerie de quartier, cet espace ouvert sur la ville est surtout un lieu de vie où l’on s’attable pour croquer un Morning roll, boire un petit café, discuter, se restaurer…
C’est aussi le QG du chef boulanger Jean-Yves Pécourt qui, en plus de réaliser une gamme de pains au levain à tomber, décline les meilleurs croissants, baguettes, brioches, cookies et quelques « extravagances » comme le nœud bergamote ou encore des spécialités salées comme le carré miel/feta. Il s’agit ici d’une véritable reconversion pour cet ex-monteur vidéo qui décide (un peu par hasard) il y a dix ans, d’abandonner son statut d’artiste pour enfiler un tablier et se former à la boulangerie. Avec pour objectif d’ouvrir un jour son propre endroit, il fait ses armes dans des boulangeries conventionnelles avant de gérer une des enseignes de Thierry Marx à Paris. Depuis, Jean-Yves a fait du chemin pour maîtriser le levain mais ne regrette rien. Aujourd’hui, dans sa boulangerie/lieu de dégustation, il s’amuse et se challenge à créer de nouveaux pains et viennoiseries, toujours en privilégiant la qualité et le circuit court.
Être dans le vrai et le concret
Autre mousquetaire à la tête du concept (aux côtés de Jean-Yves Pécourt et Thomas Kok), Christoph Nagel a travaillé pendant 10 ans pour des boîtes de tech américaines avant, lui aussi, d’enfiler le tablier de boulanger… « Au moment du Covid, j’ai remis toute ma carrière professionnelle en question. Une période de grosse quête de sens pour moi. Depuis des années, une petite voix me disait que je voulais faire du pain. J’aimais le côté romantique de la chose. Je me disais que si j’avais ce savoir-faire, combiné à mes compétences en marketing, il y avait du potentiel. » Le col blanc fait un test: il transforme son garage en atelier et investit dans un four semi-professionnel. « Tout ce que je voulais, c’était faire du pain, le livrer et rembourser mes frais. » Mais troquer sa casquette de pro de la tech pour mettre la main à la pâte lui plait et petit à petit, l’idée d’ouvrir une boulangerie artisanale où on peut se poser avec son laptop germe dans sa tête. « J’avais le concept mais je ne voulais pas me lancer dans cette entreprise seul. J’ai d’abord trouvé le lieu : un ancien garage à remettre dans un quartier vivant de Forest. Inspiré par les néo-boulangeries-ateliers que l’on trouve à Londres, l’endroit correspondait à tout ce que je cherchais : une réaffectation, atypique et singulière, un futur lieu de rencontres. Et puis, le destin a mis sur ma route Jean-Yves qui lui aussi, cherchait à ouvrir son endroit avec la même vision que moi. » Le marketer prépare alors son business plan et obtient les financements. Quelques mois plus tard, ils ouvrent Aube et qualifient leur nouvelle vie d’entrepreneur « de stimulante et épanouissante » même s’ils ne nient pas qu’elle nécessite aussi pas mal de sacrifices…
Ainsi quand on leur parle des contraintes liées aux métiers de l’artisanat dans les commerces de bouche – fatigue physique, horaires à rallonge ou décalés, salaire, charge mentale, etc. – les deux associés expliquent qu’elles sont souvent gommées par la satisfaction de voir le produit fini que l’on a soi-même réalisé. « Par contraste avec les métiers intellectuels où l’on peut travailler beaucoup sans voir le résultat, l’artisanat a un effet mécanique utile : je fais tant d’efforts, j’ai tant de résultats », souligne Christoph Nagel. Ce reconverti est unanime: renouer avec l’essentiel et le concret est valorisant, en plus d’être épanouissant. « On réalise quelque chose de ses mains, mais en plus on bâtit un projet qui a du sens et qui est le nôtre. Le revers de la médaille? C’est que tu travailles tout le temps. »
Le rapport effort-confort
« On travaille tout le temps mais on a un meilleur équilibre vie professionnelle-vie privée », ajoute Jean-Yves Pécourt avant d’ajouter : « le grand public a encore dans l’idée que le boulanger fait son pain la nuit, ce n’est plus tout à fait vrai… » Les chambres de pousse (cellule de fermentation) ont changé la donne. On y stocke les pâtes à des températures contrôlées afin de maîtriser leur fermentation. Finie l’époque où le boulanger commençait à pétrir à minuit. Les pains et les viennoiseries sont façonnés la veille pour être cuits le lendemain. Les manipulations sont moins éprouvantes, grâce à toute une série d’équipements qui facilitent le travail de l’artisan. « Même si les horaires matinaux et les stations debout font que le travail nécessite toujours une bonne résistance physique, nous avons fait en sorte d’optimiser au maximum l’espace de travail pour minimiser la pénibilité », explique Jean-Yves Pécourt pour qui la qualité du produit et la qualité de vie de celles et ceux qui le fabrique sont intimement liées. « Il ne s’agit pas de revendiquer un mode de vie sain et d’avoir dans l’atelier des employés au bout du rouleau. On offre ici des horaires confortables et un management plutôt horizontal dans une optique de collaboration et de transmission. »
Fini aussi le temps où le boulanger travaillait dans l’ombre, il est aujourd’hui le centre d’attention des clients qui font la queue pour passer commande. « Chez Aube, on revendique une transparence totale, du sourcing de la farine à l’agencement de l’espace. Le client peut tout voir : le stockage comme l’atelier de fabrication du pain, quand tout roule comme quand il y a un stress. Pour nous, ce parti pris alimente la confiance et les interactions. » Fini aussi le temps des horaires fixes : « quand on a tout vendu, on ferme – même s’il est 14h – et on l’annonce sur les réseaux sociaux ».
Ici, on n’a pas peur de casser les codes comme en attestent le look singulier de l’endroit comme les profils des employés. « Au début, on a engagé des profils très classiques avec de l’expérience, mais qui ne matchaient pas forcément avec nos méthodes et nos intentions. On a vite opté pour des profils plus flexibles ou des reconversions. Résultat : on a une équipe de jeunes super motivés, heureux de venir travailler. »
Et quand on leur demande s’ils envisagent de dupliquer leur concept, les associés sont unanimes: « Se développer c’est aussi prendre le risque de perdre en qualité et de se retrouver dans un bureau, derrière un ordinateur. Or c’est exactement ce qu’on ne veut plus ! Pour l’instant, on est au stade où on a envie de savourer le moment présent. »