La figure archétypale du bon étudiant a toujours peuplé les Hautes Écoles de Commerce. Cinq longues années d’apprentissage relativement passives, passées assis sur les bancs de l’université à absorber un savoir la plupart du temps prémâché.
Désormais, dans la vie privée aussi, un certain immobilisme gagne les corps de nos futurs dirigeants et entrepreneurs. Depuis leur canapé, comme tout un chacun, ils interagissent avec le monde en un battement de clic. L’aspiration rationaliste à s’affranchir des contraintes physiques pour se consacrer pleinement à l’esprit semble avoir atteint son apogée. Voici la faille : corps et esprit sont indissociables. Déconnecter les deux revient à essayer de faire voler un cerf-volant sans vent. « Nous ne pensons qu’à partir des rencontres, du hasard et des événements qui remettent en cause l’inertie de nos habitudes », souligne le philosophe Giovanni Minozzi. Chaque sensation réveille une pensée nouvelle. En se retranchant dans une existence aseptisée, il se peut que nous ne laissions plus assez au réel la possibilité de nous forger. De fait, difficile de « devenir soi-même » sans éprouver dans le corps physique les épreuves et les processus qui mènent d’un point A à B.
En 2024, Ulysse n’a souvent plus à se battre, il peut le faire virtuellement… mais, à force de déléguer les tâches tangibles les plus élémentaires, il ne deviendra jamais Ulysse. Il n’aura pas appris à « écouter ses tripes », ses subtils ressentis qui transcendent la logique pure. Or, aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est là précisément l’unique avantage compétitif qui pourrait bientôt nous rester face à l’IA : notre capacité à offrir une pensée fondamentalement humaine. Une pensée incarnée, empathique, authentique et, par conséquent possiblement disruptive, capable de se questionner en profondeur au-delà des faits, et de collaborer avec les outils d’IA plutôt que d’en devenir un avatar. Fort de ce constat, ne serait-il pas temps de repenser les modèles de formation de nos futurs leaders, et d’envisager des formations intellectuelles en mouvement ? Des parcours éducatifs (y compris universitaires) où les corps tout entiers seraient mobilisés.
Le monde académique anglo-saxon valorise depuis longtemps l’apprentissage expérientiel. Il s’agirait d’en étendre le concept en vue de renforcer les compétences vertueuses difficiles à automatiser, telles que la créativité intuitive, le jugement moral, la résilience.Pour l’exercice de pensée, quid d’imaginer, par exemple, une année de « scoutisme » (en mode nature, plein air et autonomie) intégrée au cursus traditionnel, plus écologique qu’un Erasmus, ou encore des cours prodigués à la manière des péripatéticiens de la Grèce antique, ces illustres philosophes qui enseignaient en se promenant ?
« Une chose est sûre : que ce soit au sens figuré ou littéral, il faut marcher pour savoir où l’on va »
Semblables configurations peuvent paraître baroques. Pourtant, une chose est sûre : que ce soit au sens figuré ou littéral, comme l’affirmait Goethe, il faut marcher pour savoir où l’on va.