La Chapelle Musicale Reine Elisabeth fait partie des dix écoles de musique mondiales. Pour son nouveau directeur, Grégor Chapelle, cette Fondation d’utilité publique dispose d’atouts capables de la hisser d’ici la fin de la décennie aux trois premiers rangs de la planète.
Campé à équidistance entre le bassin du parc et le bâtiment historique de la Chapelle Musicale, Grégor Chapelle entame un bref exposé a cappella : « À notre gauche, l’édifice Art Déco de style paquebot de l’architecte Yvan Renchon, inauguré le 12 juillet 1939, après une décennie de gestation. Nommé maître de chapelle de la Cour de Belgique en 1912, Eugène Ysaÿe se lie avec la reine Elisabeth. Son grand-père était cloutier pour maréchaux-ferrants et violoniste amateur, son père chef d’orchestre voulait qu’il étudie la musique. Le garçon regimbe, mais devient ce génie musical. Il confie à la souveraine son rêve d’un concours favorisant l’émulation. Sur son idée, elle créera le concours Ysaÿe en 1937, devenu en 1951 Concours musical international Reine Élisabeth de Belgique. Or, les solistes russes raflent les prix : David Oistrakh remporte la première session, Emil Gilels la deuxième. La reine s’étonne : “Et les Belges ?” Les Russes répétaient deux mois, enfermés dans une villa de La Panne. La Reine comprend : il faut aux Belges un lieu permanent. Paul de Launoit, grand-père de Bernard, auquel je succède après sa triste disparition d’un cancer le 23 mars 2023, était propriétaire du terrain où nous sommes ». Associé de la banque Bruxelles-Lambert, soutenu par ses amis, il finance le projet de la reine, qu’Eugène Ysaÿe, décédé en 1931, ne verra pas. À la génération suivante, Jean-Pierre et Jean-Jacques, fils de Paul, reprennent ce qui restait une institution modeste : 12 à 14 jeunes artistes belges, deux à quatre maîtres de musique, 10 à 20 concerts par an.
Le Steinway de la reine et les cerfs
En 2004, Bernard de Launoit préside et internationalise. En 2015, l’aile qui porte son nom marque l’entrée dans une nouvelle dimension : 78 jeunes artistes en résidence, au total 100 à 120 artistes de niveau international, neuf maîtres en résidence deux semaines par mois, et neuf maîtres invités de niveau international, plus une trentaine de professeurs associés, soit une cinquantaine de membres du corps professoral pour six sections (violon, violoncelle, piano, alto, musique de chambre et chant), et 25 studios. Grégor Chapelle pointe du doigt la portée qui orne la façade vitrée (avec sa notation carrée évocatrice du chant grégorien) : « c’est la partition stylisée d’Harmonie du soir d’Eugène Ysaÿe ».
« Les soixante cerfs du parc sont mélomanes : ils approchent souvent, attirés par la musique… »
À notre droite, au-delà de l’étang, un terrain acquis par Bernard de Launoit en 2019 : « Il accueillera une salle de répétition de 400 m2 pour orchestre symphonique de 110 musiciens. Nous ferons alors jeu égal avec nos concurrents de tête, Kronberg Academy (Francfort), Curtis Institute, Juilliard School of Music (New York) et Reina Sofia School of Music (Madrid). L’objectif est d’inaugurer la saison 2027-2028, au terme de 18 mois de chantier.» Au-delà, ce sont 136 hectares de nature : le domaine d’Argenteuil, ancienne résidence de Léopold III, et de la princesse de Réthy, propriété de M. Jean-Marie Delwart. « Les soixante cerfs du parc sont mélomanes : ils approchent souvent, attirés par la musique… » « Venez, je vous conduis au bureau de la reine… » C’est là que, les après-midis, elle supervisait la Chapelle Musicale. Le piano reçu du roi Albert pour leur 10e anniversaire de mariage, en 1911, y trône. « Ce Steinway a connu le front : en 1914, le roi et la reine prient Eugène Ysaÿe de soutenir le moral des troupes en jouant sur le front de l’Yser. Quand la reine achevait sa journée, elle montait dans la “chambre de la reine” (qui n’a jamais été sa chambre, mais son dressing), s’y changeait, apparaissait à la mezzanine, et le concert débutait. »
Chapelle à la Chapelle
Une question s’impose d’emblée. Qu’est-ce qui a amené Chapelle… à la Chapelle ? « Ma famille et un chasseur de têtes. Mon grand-père maternel partageait les deux passions de la reine : l’ornithologie et le piano. Ma maman, psychologue, joue du violoncelle. Ma tante était premier prix de conservatoire et professeur de piano. Mon grand frère joue du piano et du hautbois, mon deuxième frère de la batterie, ma sœur du piano et moi de la clarinette. Mon épouse sociologue est violoniste, ma fille aînée violoncelliste, ma cadette pianiste… »
Licencié en droit, après une maîtrise en affaires publiques à la Harvard Kennedy School, avocat au barreau de Bruxelles, il poursuit Total pour complicité de crimes contre l’humanité en Birmanie. Devenu consultant chez McKinsey, échevin de l’emploi à Forest, il dirige dix ans Actiris, puis l’ASBL Kick Belgium, accélérateur de transition écologique.
« En 2023, j’accompagne mon épouse en année sabbatique à Oxford, avec nos deux filles. En octobre, un chasseur de têtes me propose de co-diriger la Chapelle, en binôme avec la directrice artistique, Anne-Lise Parotte, schéma courant des institutions culturelles modernes. Je réactive ma culture musicale, suis des cours de musicologie, concocte un projet musical et sociétal autour de “la beauté décloisonnée” : faire de la Chapelle Musicale l’un des trois meilleurs collèges musicaux de la planète, au service d’une transformation du monde. »
Un processus de six mois le mène devant le comité de sélection de cinq personnes présidé par Yvan de Launoit, président de la société anonyme de la Chapelle Musicale et vice-président du Concours Reine Elisabeth, frère de Bernard ; Michel Delbaere, président de Sioen Industries et du CA de la Chapelle Musicale ; Pierre Gurdjian, président du CA de Solvay, ancien président de l’ULB ; Sylvia Goldschmidt, ferme soutien de la Chapelle, et Jeanine Windey, représentant la Société Fédérale de Participation et d’Investissement, investisseur des bâtiments.
Lien, paix et résilience
Pour Grégor Chapelle, la musique est porteuse de trois bienfaits : du lien, de la résilience et de la paix. Eugène Ysaÿe interrogeait ses élèves : « Vos études se bornent-elles à la musique ? Un artiste doit élargir ses horizons ». À l’opposé d’un monde de distractions et de multitasking, Chapelle vise cette largeur d’esprit et une concentration hors norme, qu’il résume d’une formule : « l’expérience MuCH » (pour MusicCHapel). « Nos artistes en résidence doivent féconder leur sensibilité artistique dans ce lieu magnifique et sous-utilisé, avec la littérature, la danse, l’art contemporain, etc. »
« La science montre aussi les bienfaits de la musique sur la santé mentale et physique. Sa contribution à la résilience individuelle et collective participe au combat pour la planète, que l’on sauvera en changeant notre rapport au vivant », insiste-t-il.
« Enfin, avec les musiciens, l’humanité offre l’une des meilleures versions d’elle-même, à l’opposé de la guerre. Nous avons en résidence, Alexei, jeune violoncelliste ukrainien : il a joué un compositeur russe devant l’ambassadeur d’Ukraine à l’Union européenne. S’il n’était pas musicien, il serait probablement au front. À Bruxelles, une communauté se consacre à la paix, notamment à l’UE et à l’OTAN, et je veux nous y relier. »
85 % de fonds privés
Ainsi, la Chapelle Musicale a notamment mission d’ancrer la musique vivante dans l’univers sociétal. Avec quels moyens ? Le budget de 4 millions d’euros se compose de 540 000 euros d’argent public, soit 15% : 155 000 euros de BELSPO (« qui menacent de s’évaporer dans les actuelles négociations », redoute Grégor Chapelle), 200 000 euros de la loterie nationale, 130 000 euros de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 45 000 euros du Brabant wallon et 10 000 euros de la commune de Waterloo. Le reste (85%) provient essentiellement du privé : entreprises, fondations et mécènes (Amis, Patrons et Parrains), principalement belges ou étrangers résidents en Belgique. Les Amis accèdent aux 80 concerts de la série Laboratory et à des réductions sur les autres séries. Patrons, pour 2000 euros par an et deux personnes, accèdent à toute la saison. Les Parrains, pour 15 000 euros par an (particuliers) ou 25 000 euros (entreprises), peuvent inviter jusqu’à 240 personnes à un concert. Ces Parrains (une quarantaine d’entreprises et de particuliers) accompagnent un artiste trois ans. Enfin, des entreprises ou particuliers réservent la chapelle sans être parrains. Le reste des recettes émane surtout de dons et d’initiatives caritatives, et de la billetterie.
« Un procès-verbal du CA de la Chapelle daté de mai 1974 atteste de l’évolution budgétaire : la dotation du gouvernement national de l’époque, presque 3 millions de francs, couvrait la quasi-intégralité du budget. Face à la régression générale du financement public de la culture, Bernard de Launoit a veillé au grain. À partir de 2010, à temps plein à la Chapelle, il a levé des fonds pour construire l’aile, qui a tout changé. Inaugurée le 27 janvier 2015, son coût de 10 millions d’euros a été financé par un partenariat public (20%) – privé (80%). On est ainsi passé à 120 artistes, une trentaine de professeurs (des figures comme Gary Hoffman et Augustin Dumay), 30 nationalités représentées. Ce triangle, infrastructure, grands maîtres et concerts, fait la stature internationale de la Chapelle. »
Des amis dans le monde entier
« Nous sommes les seuls à disposer d’artistes de ce niveau aussitôt disponibles : les grandes salles de concert doivent tout programmer un à trois ans à l’avance. Sur 300 concerts annuels, une centaine compose la saison, 140 sont des événements privés dans le cadre du mécénat et du sponsoring, auxquels s’ajoute une cinquantaine d’autres, financés par des institutions, au service de prisons, de centres pour enfants malades, de CPAS, de maisons pour personnes âgées, permettant à des publics moins avertis d’avoir accès à une musique de haut niveau et à nos jeunes de jouer devant des publics différents. »
« Je ne le répéterai jamais assez : la Chapelle Musicale est ouverte à tous »
Enfin, la relance des American Friends of the Music Chapel exploitera de nombreuses opportunités aux Etats-Unis. « Notre communauté internationale de la Chapelle réunit 500 alumni et un millier de candidats du concours Reine Elisabeth, soit 1500 artistes ». À l’heure actuelle, 8% des candidats à la Chapelle sont belges et 92% étrangers. « Nous voulons mieux communiquer vers les musiciens et les professeurs de conservatoires belges pour les aider à surmonter une forme d’autocensure et étoffer leur part. Nous comptons aussi organiser des sessions du concours en Asie et aux Etats-Unis, ce que le Covid et le décès de Bernard de Launoit ont freiné. Je ne le répéterai jamais assez : la Chapelle musicale est ouverte à toutes et à tous. »
Prêt d’instruments
La Chapelle Musicale offre en prêt à ses résidents maints instruments : deux violons du luthier suisse Andreas Hellinge et un violoncelle de l’Allemand Haat-Hedlef Uilderks ont récemment rejoint les Stradivarius, Gagliano et Camili. L’aile Bernard de Launoit compte une trentaine de pianos à queue, dont deux de concert : un Bösendorfer et un Yamaha.