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Ilham Kadri : De Casablanca à la tête de Syensqo, le parcours inspirant d’une dirigeante mondiale

« Sans le Maroc, je ne serais pas là où je suis aujourd’hui ». Ilham Kadri, CEO de Syensqo se raconte entre ses racines et ses ailes. Son histoire a les traits de celles qu’on aime et qui font rêver : celle d’une jeune fille dyslexique du quartier espagnol de Casablanca qui devient la dirigeante d’un fleuron mondial de l’industrie belge. Rencontre à Marrakech, lors de l’une de ses rencontres professionnelles et évènementielles au Maroc – elle y préside la cérémonie de remise des Trophées des Marocains du Monde. 

Point de misérabilisme pour celle qui vante une richesse des cœurs dans laquelle elle a grandi, même si elle a été atteinte de la typhoïde à cause d’une mauvaise qualité de l’eau lorsqu’elle était enfant « Je n’ai jamais eu l’impression d’être pauvre. J’étais une petite fille très heureuse avec de grands rêves. » Un quotidien rythmé par les sons des derbouka et la grâce des broderies marocaines « Il y avait beaucoup de grâce ». Elle se souvient avec tendresse de son trajet à l’école avec ses deux meilleures amies. « Nous allions main dans la main au collège. » Une vie qui lui aura appris la valeur de la solidarité et l’humilité « On aime se taquiner les uns les autres. ça vous rend humble ». 

Son parcours l’amène à défendre l’école publique comme pilier pour la formation des jeunes. « Ma dyslexie me rendait lente à l’école. Ce sont les professeurs qui ont cru en moi et m’ont aidée. » Ce sera la première épreuve qui l’amènera à considérer les échecs comme des partenaires de futurs succès. Pourtant, la CEO se désole que les femmes dans les sciences ne soient encore que « bonnes anecdotes ». « Je suis féministe parce que je suis d’abord humaniste. Le problème est mondial, il commence au niveau de l’orientation dans la formation et se poursuit lors de la maternité. Nous perdons les femmes à des moments critiques. Nous n’avons toujours pas mis en place l’écosystème qui permet aux familles d’accueillir leurs enfants de façon juste et équilibrée. » Partant de ce constat et de son expérience personnelle ardue à lorsqu’elle devient parent, la dirigeante met en place un congé co-parental à Solvay. « On m’a dit que ça ne marcherait jamais. Je suis fière de dire aujourd’hui que ce sont 651 bébés qui ont pu profiter de leurs deux parents. Un père et une mère heureux sont des employés engagés qui veulent revenir. Un père parmi les cadres dirigeants m’a écrit pendant son congé en disant ‘j’ai peur qu’on m’oublie’ ce à quoi j’ai répondu ‘bienvenue au club!’. »  

Un mélange de pragmatisme et d’idéalisme en miroir à son expérience de vie. « Je mène des projets qui parlent à mon cœur et à ma tête. C’est loin d’être incompatible : le futur est dans le ET et non dans l’opposition. Au Maroc, on parle du pouvoir de Niyya, soit celui de l’intention qui peut soulever des montagnes. Ensuite, il faut évidemment beaucoup travailler. Dans nos quartiers, le labeur était dur, rien ne nous était offert. »

We care and we dare ou comment expliquer qu’un quart des employés soient aujourd’hui actionnaires salariés, que l’un des indicateurs de succès d’un nouveau projet est « de voir les yeux des jeunes qui brillent » ou « d’amener son whole self au travail pour libérer le potentiel de succès de ses collaborateurs » ou encore quand elle fait rimer durable avec profitable. « On y est arrivés parce que nos employés ont décidé de le faire. Mon rôle est essentiellement tourné vers l’humain. » Au vu des exigences financières, cela semble contre-intuitif … « Si on veut du résultat, je ne peux pas juste dire ‘donnez-moi du cash!’ La seule décision que je peux prendre, c’est chaque jour d’installer la culture dans laquelle nous travaillerons qui permettra de délivrer des bons résultats. »

La Franco-Marocaine vit le rapport à sa culture de naissance à travers la transmission tant sur les plans personnels que professionnels. « J’ai vécu dans quatre continents, je me sens aussi marocaine qu’universelle, internationale. L’identité, c’est une recherche de soi et des rencontres avec soi différentes à chaque période de sa vie. J’invite mes collaborateurs à voyager, à s’expatrier. On ne peut pas comprendre l’autre en restant chez soi ». Elle quitte son Maroc natal à 17 ans et revient sous l’aura de capitaine d’industrie, ouvrant la porte à de futurs partenariats dans le domaine de l’énergie renouvelable, notamment l’hydrogène vert. Un ministre marocain lui dira « vous parlez d’un Maroc que vous ne connaissez pas. Il a évolué depuis. » Ilham Kadri opère une reconnection à travers les acteurs économiques et le patrimoine. Elle propose à son fils de 18 ans d’acquérir le passeport marocain, comme une transmission évidente qu’il questionnera pourtant. Très émue, elle raconte qu’en revenant d’un roadtrip dans les plaines du Rif avec son mari et son fils, celui-ci demande d’acquérir la nationalité de sa mère.  « Cet ancrage, ce sont des choses très simples : un thé à la menthe, une brise typique et chaude, aller au hammam, une chanson populaire. »

La transmission de ces « différentes facettes de soi » se traduit aussi à travers son implication dans le mentorat. « Il faut avoir conscience de ce qu’on transmet pour que chacun puisse devenir soi-même et faire face aux défis de l’humanité. Si l’on y prend garde, ce sont les douleurs ou les fractures de nous-mêmes qui passent. On ne peut pas transmettre comme si on se parlait à soi-même. Le vrai enjeu est de s’intéresser à ce qui va aider le mentee à grandir. Par exemple, apprendre à écouter les voix silencieuses, pas celles qui parlent les premières. » 

« C’est dangereux pour soi et pour les autres de penser qu’on est infaillible»

Ilham Kadri à Marrakech: « Cet ancrage ce sont des choses très simples: un thé à la menthe, une brise «chaude… » -©Brahim Taougar

« Je suis davantage une personne du voyage que de la destination. La course au next job, très peu pour moi. Ce sont les rencontres qui forgent tout le parcours. Le voyage professionnel amène des jobs qu’on ne cherchait même pas. » La dirigeante confie se poser régulièrement et prône d’être « gentil avec soi-même. Il n’y a pas de place pour les héros dans la vraie vie, seulement dans les contes de fées. C’est dangereux pour soi et pour les autres de penser qu’on est infaillible. »

De Marrakech, elle se rend à Rabat où son entreprise se lance dans le projet Climate Impulse, aux allures d’un roman d’aventures de Jules Verne : faire le tour du monde en neuf jours sans émissions et sans escale. En collaboration avec l’Université Mohammed VI de Polytechnique et l’Office Chérifien des Phosphates, l’explorateur Bertrand Piccard pilotera l’avion, « une avancée technologique majeure pour la décarbonation du secteur de l’aviation ». Au-delà de la portée technologique et innovatrice du projet pour l’industrie, « la docteure continue de rêver comme la petite fille du quartier espagnol de Casablanca. »

Si on lui avait dit qu’un jour elle sonnerait la cloche de la Bourse de Bruxelles… « un souvenir qui reste gravé dans ma vie, je me sentais comme une mère qui donne naissance à deux enfants. » De fait, Ilham Kadri s’enorgueillit du travail réalisé à Solvay. « Ce qui s’est passé en 5 ans et demi est formidable. Mes équipes m’ont éblouie, au-delà de ce que je pouvais imaginer. » Le jour prévu de l’annonce entre Syensqo et Solvay, Poutine lance l’invasion de l’Ukraine… La suite est connue, les frontières se ferment, le monde industriel est en pleine inflation. Elle convoque le célèbre « ne gaspillez pas une bonne crise ». « J’ai reculé, parlé avec mes top 30 réunis au Portugal et on a pris les risques ensemble. Ce ne sont pas les meilleurs individus qui gagnent, ce sont les équipes. » Encore un héritage de son quartier casablancais?

Salma Haouach
Salma Haouach
De formation ingénieure de gestion de Solvay en 2001, major finance, Salma Haouach a démarré sa carrière dans le secteur financier avant de travailler dans l’ingénierie marketing et la communication stratégique à Valencia, Casablanca, Bordeaux et Le Havre avant de revenir à Bruxelles il y’a 10 ans et poursuivre sa carrière dans le conseil en stratégie et leadership durable. Parallèlement, elle a construit une carrière médiatique comme chroniqueuse dans des médias audiovisuels nationaux à partir de 2008 (L’Express, La Première, La Deux, BX1), elle a créé un média online d'éducation aux médias (Le Lab.) puis éditant et présentant deux émissions économiques : Coûte que Coûte sur Bel RTL et Business Club sur LN24.

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